Une chargée de cours sonne l’alarme concernant les futurs profs: nos universités diplôment «des analphabètes fonctionnels»
Pascale, BOURGEOIS, Chargée de cours
NDLR: La chargée de cours Pascale Bourgeois, de l’UQÀM, a transmis la lettre ouverte suivante au Journal, dans le cadre de «Faites la différence». Nous la publions intégralement. Vous pouvez également nous transmettre une lettre ouverte en écrivant à l’adresse faitesladifference@quebecormedia.com.
Je suis chargée de cours en fondements de l’éducation à la Faculté des sciences de l’éducation de l’UQÀM depuis 2019. J’y enseigne l’histoire de la pédagogie et un cours d’introduction à l’épistémologie aux cohortes de futurs enseignants au préscolaire-primaire, au secondaire et en adaptation scolaire. Après la remise des notes, la fin de session universitaire est l’occasion de prendre connaissance de l’évaluation de l’enseignement que font nos étudiants. Si le potentiel de recevoir des commentaires constructifs sur les cours est prometteur, ce que contiennent ces évaluations est malheureusement souvent révélateur des graves problèmes qui touchent nos institutions scolaires, du primaire à l’université.
Les étudiants se plaignent de la lourdeur et de l’inutilité des cours de fondements. Ces cours impliquent des lectures, l’acquisition de repères historiques et culturels, la compréhension des fondements politiques, anthropologiques et épistémologiques de l’éducation, et sont une invitation à remettre en perspective notre conception actuelle de l’éducation, en la situant à l’intérieur des grands mouvements éducatifs qui traversent l’histoire. En outre, ces cours fournissent les repères nécessaires pour être en mesure de faire sens des débats actuels en éducation, et convient les étudiants à soutenir leur pratique par une connaissance approfondie des différents courants de pensée en éducation. Ils ont le potentiel d’être, à mon humble avis, un puissant outil pour nous prémunir contre la tentation de suivre bêtement les dernières modes éducatives.
L’anti-intellectualisme que manifestent de nombreux étudiants ne devrait pourtant plus surprendre. Il découle d’une déconstruction et d’une dévaluation constantes de la connaissance au cours des dernières décennies. Pour ceux qui n’y auraient pas porté attention, un changement paradigmatique s’est opéré en éducation au cours du XXe siècle, nous faisant passer d’une éducation centrée sur les connaissances à une éducation centrée sur l’enfant, collée sur ses besoins, ses intérêts individuels. L’enseignement axé sur la maîtrise des connaissances aux termes d’effort, de rigueur et de discipline est, depuis longtemps déjà, dépassé. La socialisation prime sur l’instruction, et l’éducation s’est transformée en accompagnement personnalisé visant l’épanouissement personnel, le bien-être, le bonheur.
Les étudiants en enseignement, particulièrement ceux qui sont inscrits au programme d’enseignement préscolaire-primaire, ne désirent pas devenir enseignants pour enseigner. Ils expriment avant tout un grand amour des enfants, et un désir de développer des relations sociales et affectives avec eux. C’est ce qu’on leur enseigne dans les Facultés d’éducation. Les futurs enseignants y apprennent à devenir des guides, des accompagnateurs, sortes de pédagogues généralistes prodiguant des soins attentifs à des enfants fragiles. Il importe peu qu’ils soient cultivés, qu’ils maîtrisent la langue d’enseignement ou les contenus disciplinaires.
Ce n’est donc pas à partir de tels critères qu’on les sélectionne et qu’on les diplôme. Année après année, le contenu de mes cours doit être réduit pour s’adapter au niveau des étudiants. Leurs lacunes et leurs difficultés d’apprentissage sont telles qu’ils sont rapidement dépassés par les contenus qui leur sont présentés. Or, pour répondre aux politiques d’inclusion et à la pénurie d’enseignants, les exigences sont continuellement réduites, et les cours offrant des contenus disciplinaires ou des connaissances fondamentales disparaissent progressivement des programmes, au profit de cours de pédagogie et de didactique plus «utiles», mais souvent pauvres en contenus. De toute façon, comme nous le rappelait un certain directeur du programme d’enseignement préscolaire-primaire récemment: «Il faudrait abolir de notre vocabulaire les mots “connaissances” et “compréhension”!»
Cette éducation centrée sur l’enfant, qu’ont reçue nos jeunes adultes à la Faculté d’éducation, a eu des effets délétères sur leur développement intellectuel et psychologique. À force d’exiger des enseignants qu’ils s’adaptent aux besoins et aux intérêts des élèves, à force d’être attentifs à leurs émotions, leur bien-être et leurs désirs, à force de négliger de leur offrir une solide formation intellectuelle, nous avons créé des générations de jeunes adultes ignorants, en plus d’être mésadaptés socialement, psychologiquement instables et parfois carrément narcissiques.
Ces étudiants entrent alors à l’université en s’attendant à ce que l’enseignement universitaire s’adapte à leurs moindres caprices (leur horaire, leur situation familiale ou professionnelle, leurs intérêts personnels, leur «style» d’apprentissage, leurs préférences). Ils y agissent comme des enfants gâtés, se plaignant de ne pas pouvoir contrôler tous les paramètres de leurs cours lors de la négociation de l’entente d’évaluation. Ils pleurnichent ou vivent de l’anxiété lorsqu’ils doivent travailler avec des coéquipiers qu’ils n’ont pas choisis. Ils crient à l’injustice lorsqu’on exige qu’ils rattrapent le contenu des cours annulés à la suite de leurs interminables grèves. Ne pas se plier à toutes leurs revendications est interprété comme un manque d’ouverture. Cette incapacité à agir comme des adultes responsables est préoccupante: ce sont ces mêmes adulescents qui auront bientôt la responsabilité de former l’esprit de vos enfants dans nos écoles.
Si seulement ils se battaient aussi ardemment pour recevoir une éducation de qualité. Une éducation qui élève, qui rend plus sage, plus critique, plus libre. Or, ils se montrent souvent très peu désireux d’apprendre. Leur attitude est un mélange d’hubris et d’indifférence. Ils ne valorisent pas vraiment le savoir. Ce qu’ils désirent, c’est une bonne note, un diplôme et un brevet.
Ils ne supportent pas, d’ailleurs, qu’on les confronte à leur médiocrité. La bonne note doit être livrée toute prête, à l’aide de grilles d’évaluation qui ressemblent de plus en plus à de la peinture à numéro. Il faudrait les rassurer continuellement sur leur génie, l’unicité de leur intelligence! Et s’ils peuvent s’en tirer dans leurs travaux sans faire les lectures, sans se présenter au cours, en répétant les mêmes slogans vides, les mêmes formulations creuses dans une syntaxe bancale, c’est encore mieux!
D’ailleurs, mieux vaut ne plus corriger la langue à présent, car comme une collègue me le rappelait gentiment dernièrement, on ne fait que pénaliser les personnes marginalisées. Notre grammaire, c’est connu, est profondément raciste et capacitiste.
La triste vérité est que nos facultés d’éducation diplôment des analphabètes fonctionnels. Bien sûr, je ne parle pas de tous les étudiants! Il en demeure d’excellents, de très compétents et d’autres, en difficulté, qui font preuve d’une attitude exemplaire – je les salue d’ailleurs chaleureusement! Toutefois, un nombre toujours croissant d’étudiants en éducation présentent des lacunes significatives tant au niveau académique que comportemental. Et plutôt que de faire face à la musique, plutôt que de maintenir nos standards pour nous assurer de diplômer des enseignants réellement qualifiés, on préfère, par un tour de passe-passe, faire disparaître les cours qui permettent de révéler au grand jour leur inquiétante médiocrité. À nous d’offrir des cours et d’évaluer les travaux de telle sorte que tous, peu importe leurs capacités réelles, obtiennent la sanction de réussite! À l’ère de l’IA, de toute façon, on ne voit plus la nécessité de bien penser et de bien communiquer. Lors d’une assemblée facultaire, on s’enthousiasmait des possibilités offertes par l’IA pour pallier les lacunes des étudiants. Bientôt, ChatGPT produira leurs travaux, puis il les évaluera lui-même! Nous serons enfin libérés de cette difficile entreprise à laquelle nous conviait, déjà, Platon: celle de cette lente et périlleuse ascension hors de la caverne...
Pascale BOURGEOIS, chargée de cours, Département d’éducation et pédagogie, Faculté des sciences de l’éducation, Université du Québec à Montréal (UQÀM)