Un centre de propagande chinoise en plein centre-ville de Montréal
Plusieurs dirigeants de ce centre sont liés au Front uni du Parti communiste chinois
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Sarah-Maude Lefebvre et Yves Levesque
2023-10-25T04:00:00Z
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Un centre communautaire montréalais en apparence banale fait activement de la propagande pour le compte de la Chine et plusieurs de ses dirigeants sont liés au Parti communiste, a découvert notre Bureau d’enquête.
Après la mise sous enquête de deux « postes de police » par la Gendarmerie royale du Canada l’automne dernier, cette nouvelle découverte montre comment la Chine est bien présente au Québec pour veiller à ses intérêts.
À première vue, l’immeuble du Quartier chinois qui abrite le Centre uni de la communauté chinoise de Montréal se fond dans le paysage. Mais au terme d’une enquête de plusieurs semaines, notre Bureau d’enquête a découvert que :
Au moins quatre dirigeants de ce centre sont membres d’organisations qui relèvent du Département du travail du Front Uni, l’outil d’ingérence politique et de surveillance des ressortissants chinois à l’étranger du Parti communiste.
L’organisme est intervenu à deux reprises depuis 2019 dans la vie politique canadienne, en s'en prenant à des ressortissants hongkongais et en tentant d’influencer la diaspora chinoise contre le registre des agents étrangers que souhaite instaurer le gouvernement fédéral (voir textes ci-bas).
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De nombreux pays, dont le Canada, tentent actuellement de contrecarrer l’ingérence et l’espionnage en provenance de la Chine. Hier, un comité parlementaire fédéral transpartisan est revenu à la charge pour demander la création d’un registre des agents étrangers.
Et pas plus tard que dimanche, cinq dirigeants des agences de renseignement du Canada, des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Nouvelle- Zélande ont uni leurs voix pour sonner l’alarme à ce sujet à l’émission américaine 60 Minutes.
Écoutez les explications de Félix Séguin via QUB radio :
Le Centre uni de la communauté chinoise n’est pas dans la mire des autorités, selon nos informations.
« Les “stations de police” ont attiré l’attention, mais nous avons toujours dit que le problème était beaucoup plus important que cela, analyse Laura Harth, de Safeguard Defenders. Le genre d’activités auxquelles on a affaire ici, soit des activités d’influence qui sont alignées sur le Parti communiste chinois et la tentative de museler des critiques du parti, c’est le travail que fait généralement le Front Uni. » Cette ONG espagnole avait révélé l’an dernier l’existence de « postes de police » chinois dans une cinquantaine de pays.
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Le Département du Travail du Front Uni, un « outil magique »
Il est l‘outil principal d’ingérence étrangère du Parti communiste chinois, selon l’Australian Strategic Policy Institute. Il a comme mandat de servir les intérêts politiques de Pékin à l’étranger et de surveiller la diaspora chinoise.
Le président chinois Xi Jinping a lui-même déjà qualifié le Front Uni d’« important outil magique » qui solidifie son parti.
En janvier 2022, la Cour fédérale canadienne a statué que le Overseas Chinese Affairs Office, qui fait partie du Front uni, infiltrait et espionnait des communautés chinoises au pays, ce qui était « contraire aux intérêts du Canada ».
*Source : « The party speaks for you », Alex Joske, Australian Strategic Policy Institute
Collé sur Beijing
Nous avons aussi découvert que le centre était sur une liste de membres d’une organisation relevant du Front Uni, le Chinese Overseas Exchange Association, en 2017.
Sur son site web, l’organisme montréalais fait régulièrement l’apologie du Parti communiste et tente de convaincre ses lecteurs du bien-fondé des prises de position controversées de Beijing, comme la « réunification » de force de Taïwan à la Chine et la persécution de la minorité musulmane ouïghoure.
Le Centre uni de la communauté chinoise de Montréal.Photo Chantal Poirier
Le centre, qui se fait aussi appeler Fédération chinoise de Montréal, existe depuis 1967 et est très actif dans la diaspora, dont il dit représenter 52 groupes dans le grand Montréal. Proche de la diplomatie chinoise, il a même été qualifié d’association « la plus influente de la communauté chinoise » par l’ancien consul de Chine à Montréal.
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« Les Canadiens ont tout à fait le droit d’appuyer la Chine et ses positions. Ce qui est problématique, ce sont les moyens que des organisations utilisent pour mettre une pression inappropriée sur les citoyens. [...] Le gouvernement communiste est très sophistiqué. Il sait comment influencer tout en restant du bon côté de la loi », explique Artur Wilczynski, ancien haut fonctionnaire dans le domaine de la sécurité nationale, maintenant affilié à l’Université d’Ottawa.
Le Canada, la « belle-famille »
Nous avons rencontré des dirigeants du Centre uni de la communauté chinoise dans leurs bureaux à Montréal.
Le président de l’organisation, Cao Shoukang, ne s’est pas opposé lorsque notre Bureau d’enquête lui a fait remarquer que des dirigeants du centre, dont lui-même, avaient des liens avec le Front Uni. Mais il a assuré que son organisme ne participait à aucune forme d’ingérence, malgré sa loyauté envers la Chine.
« On a des opinions différentes dans la communauté, mais que tu sois Chinois ou Canadien d’origine chinoise, c’est pareil. C’est comme une famille. La Chine, c’est notre mère. Le Canada, c’est comme une belle-mère », dit M. Shoukang.
M. Shoukang affirme que tous les gens qui fréquentent son organisation en acceptent les cinq principes : respecter les lois canadiennes, unir la diaspora, protéger les droits des citoyens d’origine chinoise, les aider à s’intégrer à la société ainsi que développer les liens entre la Chine et le Canada.
Ce dernier a exigé que nos questions spécifiques lui soient envoyées après notre rencontre par courriel. Mais il n’y a pas donné suite.
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« C’est comme une famille. La Chine, c’est notre mère. Le Canada, c’est comme une belle-mère. »
- Cao Shoukang, président, Centre uni de la communauté chinoise
Photo Chantal Poirier
Sous le radar
Les experts en sécurité nationale joints par notre Bureau d’enquête se sont dits préoccupés par le fait que cette organisation semble opérer sous le radar des autorités.
« À la surface, on semble avoir affaire à un organisme culturel banal, mais en dessous, on pousse les intérêts du gouvernement chinois », analyse l'un d'entre eux, Daniel Stanton, ancien gestionnaire au Service canadien du renseignement de sécurité, qui dirige maintenant le programme de sécurité nationale de l’Université d’Ottawa.
« C’est préoccupant qu’on cherche à rassembler autant d’appuis contre des choses que la République populaire de Chine ne souhaite pas se voir réaliser, comme le registre des agents étrangers », poursuit-il.
Le militant de longue date pour la démocratie à Hong Kong Guy Ho, dont le groupe a été intimidé par le centre en 2019, dit observer que les tentatives d’ingérence de la Chine en sol canadien sont de plus en plus sophistiquées.
« Avant, ça se passait de façon plus souterraine. Là, ça remonte à la surface avec la création de bureaux officiels. Le Parti communiste chinois a construit un réseau partout dans le monde pour mieux contrôler son peuple à l’extérieur du pays et accomplir ce qu’il désire », dit-il.
- Avec la collaboration de Chrystian Viens
Deux interventions dans la politique canadienne
Le Centre uni de la communauté chinoise de Montréalest intervenu à deux reprises dans la vie politique canadienne au cours des dernières années.
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En août 2019, le Centre uni de la communauté chinoise de Montréal s’est ouvertement vanté sur son site web d’avoir contribué à faire annuler la présence d’un groupe de Hongkongais au défilé de la Fierté de Montréal.
Le groupe Action Free Hong Kong Montréal, qui participait pour la première fois au défilé qui célèbre la communauté LGBTQ +, s’est fait annoncer par Fierté Montréal la veille de l’événement qu’il devait en être exclu en raison de menaces reçues d’un groupe « pro-communiste ».
Celui-ci menaçait de « saboter » la parade, à laquelle participent chaque année plusieurs politiciens, si les militants en faveur de la démocratie de Hong Kong y participaient.
« Réunis dans la même haine »
Action Free Hong Kong Montréal n’a jamais su qui avait forcé leur retrait de la parade. Pourtant, le Centre uni de la communauté chinoise s’est félicité ouvertement sur son site web à l’époque d’avoir « joué un rôle important dans de nombreux aspects des ressources humaines et matérielles » de cet échec.
Photos à l’appui, l’organisme s’est également vanté d’avoir rassemblé plusieurs militants « réunis avec la même haine » pour affronter les ressortissants hongkongais, qualifiés de « perturbateurs anti-Chine », s’ils persistaient à vouloir participer à la parade malgré tout.
Action Free Hong Kong Montreal nous a fait parvenir des copies d’écran d’échanges captés sur le média social chinois WeChat où des militants pro-Chine en appelaient à la violence à l’endroit des manifestants hongkongais.
Henry Lam (à gauche) et son mari Guy Ho, deux militants du groupe Action Free Hong Kong Montréal, ont été exclus de la parade de Fierté Montréal en août 2019.Photo courtoisie Action Free Hong Kong Montréal
L’affrontement ne s’est finalement pas concrétisé puisque Action Free Hong Kong Montréal s’est résolue à ne pas participer à la parade et a plutôt tenu une manifestation discrète, à l’écart des festivités officielles.
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À la même période, à la mi-août 2019, d’autres manifestations de Hongkongais ont été perturbées par des groupes pro-Chine un peu partout dans le monde selon des médias chinois.
Le centre n’a pas répondu à nos questions à ce sujet. Le président Cao Shoukang a seulement commenté qu’il «s’objecte à tous ceux qui veulent détruire la prospérité et l’harmonie de Hong Kong».
Un convoi d’autobus vers Ottawa
En juin dernier, le Centre uni de la communauté chinoise a orchestré un convoi de neuf autobus pour manifester contre la volonté d’Ottawa de mettre en place un registre d’agents étrangers.
Officiellement, la manifestation, qui a eu lieu sur la colline du Parlement à Ottawa, visait à commémorer le 100e anniversaire de la Loi sur l’immigration chinoise qui avait interdit à l’époque aux Chinois d’entrer au Canada.
Une manifestation a eu lieu en juin dernier sur la colline parlementaire à Ottawa pour souligner le 100e anniversaire de la Loi sur l’immigration chinoise.Photo Yu Ruidong/China News Service/VCG via Getty Images
Mais l’événement a également servi à dénoncer le projet du gouvernement Trudeau qui souhaite recenser les agents qui œuvrent pour les intérêts de pays étrangers en sol canadien. Mardi, un comité parlementaire fédéral transpartisan est d'ailleurs revenu à la charge pour demander la création d’un tel registre.
Une organisation élaborée menée par un « commandant-en-chef », neuf autobus en partance de différents endroits sur l’île de Montréal, plusieurs bénévoles et un horaire rodé au quart de tour : le Centre avait tout mis en place pour que la manifestation se déroule rondement. Des boîtes à lunch étaient même offertes pour inciter les gens à participer à l’événement.
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Quelques jours avant la manifestation, le 4 juin, le centre avait même invité dans ses locaux le sénateur conservateur de l’Ontario Victor Oh, qui a prononcé un discours sur l’importance de participer à cette manifestation pour préserver les intérêts de la diaspora chinoise. Il a également affirmé aux citoyens venus l’écouter que les députés d’origine chinoise étaient réprimés de façon « très violente » au Parlement en raison de leur origine ethnique.
« Si nous ne nous levons pas et ne nous exprimons pas, une seule loi pourra changer notre vie. Et celle de nos enfants et petits-enfants risquerait de se trouver dans une situation encore pire que la nôtre aujourd’hui », a-t-il dit dans un discours prononcé exclusivement en mandarin, établissant une corrélation entre la loi d’exclusion d’il y a 100 ans et celle que le gouvernement Trudeau voudrait éventuellement adopter.
Le sénateur Ho a également révélé du même coup vouloir mettre sur pied une fondation canado-chinoise qui pourrait entreprendre des actions légales contre les politiciens qui « noircissent » les Chinois ainsi que les journalistes qui «calomnient» la diaspora.
Ces événements se sont produits alors qu’une campagne ciblée de désinformation concernant le 100e anniversaire de la Loi sur l’immigration chinoise faisait rage dans des médias chinois, nous a indiqué l’ONG de surveillance de la politique chinoise, Safeguard Defenders.
Ni le sénateur Ho, ni le Centre n’ont donné suite à nos questions à ce sujet.
Des liens avec les autorités chinoises
Des dirigeants et administrateursdu Centre uni de la communauté chinoise de Montréal ont des liens avec les autorités chinoises. En voici quatre exemples.
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Cao Shoukang
président
Conseiller principal de l’Association d’échange outre-mer de la ville de Wuxi et de l’Association d’échange d’outre-mer de la province de Jiangsu, deux associations représentant la diaspora de la province de Jiangsu qui sont reliées au Front uni.
Selon un média chinois, Cao Shoukang était présent en tant que leader canadien de la diaspora chinoise à l’ouverture des « Deux sessions » en Chine en mars 2023, la réunion annuelle de différentes instances du gouvernement chinois.
Cao Shoukang PHOTO CHANTAL POIRIER
Shao Liping
superviseur en chef
Conseiller à l’étranger de la All-China Federation of Returned Overseas Chinese, une agence officielle du gouvernement dirigée par le Front uni.
Il a notamment été invité en septembre 2018 à participer à Beijing aux activités soulignant le 69e anniversaire de la République populaire de Chine.
Il est aussi président exécutif de l'Alliance des Chinois d'outre-mer pour promouvoir la réunification pacifique de la Chine à Montréal, qui a organisé un symposium l'an dernier pour célébrer le 20e Congrès du Parti communiste chinois. La vice-consule Wang Hong y a tenu un discours à la gloire du Parti communiste chinois et contre l’indépendance de Taïwan.
Shao Liping PHOTO COURTOISIE CUCCM
Sun Ruijuan
vice-secrétaire générale
Directrice du sixième conseil du China Overseas Exchange Association, une organisation qui relève du Front uni.
Sun Ruijuan PHOTO COURTOISIE CUCCM
Chen Jing
vice-présidente
Conseillère à l’étranger pour la All-China Federation of Returned Overseas Chinese.
Conseillère à l’étranger auprès de la Fédération de Chinois d’outre-mer de la province de Hainan, une autre organisation sous la gouverne du Front uni.
Chen JingPHOTO COURTOISIE CUCCM
Malgré nos demandes répétées au Centre, nous n’avons pas pu nous entretenir avec les dirigeants ci-haut mentionnés, mis à part le président Cao Shoukang.