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L'article provient de Le Journal de Montréal
Opinions

L’arrêt Ward: un heureux précédent pour l’industrie de l’humour... et son public

Mike Ward
Mike Ward Photo Agence QMI, Joel Lemay
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Nicolas Rioux

2021-10-30T01:06:24Z
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Mike Ward n’a pas porté atteinte au droit à la sauvegarde de la dignité en pleine égalité de Jérémy Gabriel. Voilà ce qu’a tranché la Cour suprême du Canada vendredi, dans une décision fort divisée. Si l’affaire portait principalement sur des blagues lancées par l’humoriste dans le cadre d’un de ses spectacles, les répercussions de cette décision dépassent largement le cadre du litige. 

Les motifs majoritaires

Les magistrats avaient la complexe tâche de déterminer si Jérémy Gabriel, en raison des blagues et capsules humoristiques produites par Mike Ward, 1) a fait l’objet d’une différence de traitement; 2) fondée sur son handicap et 3) qui a eu pour effet de compromettre la reconnaissance en pleine égalité de son droit à la sauvegarde de sa dignité.

À la première étape de l’analyse, la majorité n’a aucune difficulté à reconnaître que M. Gabriel a fait l’objet d’une différence de traitement en raison des moqueries de M. Ward. En effet, les moqueries ciblant le jeune homme le touchaient nécessairement différemment par rapport à d’autres personnes. À la deuxième étape, la majorité reprend les conclusions du juge de première instance, qui avait statué que Mike Ward avait ciblé Jérémy Gabriel en raison de sa notoriété et non de son handicap. Dans le numéro de M. Ward, M. Gabriel était effectivement dépeint aux côtés d’autres personnalités publiques «intouchables» comme Gregory Charles et Céline Dion. En soi, cette conclusion emportait le sort du litige en faveur de l’humoriste.

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Poursuivant tout de même son analyse, la Cour clarifie ensuite la méthode d’interprétation de la troisième étape du test, qui se divise en deux volets, chacun requérant un exercice de pondération entre le droit à la sauvegarde de la dignité en pleine égalité de M. Gabriel et la liberté d’expression de M. Ward. Le premier volet consiste à se demander «si une personne raisonnable, informée des circonstances et du contexte pertinents, considérerait que les propos visant M. Gabriel incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite»2. Le mot «contexte» est particulièrement important ici, la majorité jugeant que les propos véhiculés par Mike Ward «ne peuvent être pris au premier degré» et «n’incitent pas l’auditoire à traiter [M. Gabriel] comme un être inférieur»3.

Finalement, le deuxième et ultime volet de cette troisième étape consiste à se demander si une «personne raisonnable considérerait que, situés dans leur contexte, ces propos peuvent vraisemblablement avoir pour effet de mener au traitement discriminatoire de M. Gabriel»4. Encore une fois, la majorité adopte une approche contextuelle qui tient compte des particularités du discours humoristique, inévitablement ponctué de figures stylistiques visant à amuser l’auditoire: «Les propos litigieux se caractérisent par une provocation affichée et une exagération systématique — des procédés qui accentuent leur effet de dérision. Ils sont le fait d’un humoriste de carrière connu pour ce genre d’humour»5. C’est ainsi que Mike Ward l’emporte et qu’il n’a désormais plus un sou à payer à la famille Gabriel.

Le précédent créé par l’arrêt Ward

Ce jugement rappelle que les mots, les expressions et les discours ne sauraient être isolés du contexte dans lesquels ils s’inscrivent. Autant se faire traiter d’idiot peut être blessant lorsqu’étant le fruit d’un étranger dans la rue, autant ce même qualificatif sorti de la bouche d’un collègue peut lui donner une saveur amicale. Sans significations intrinsèques, les mots se colorent de ce que celui qui les utilise veut bien en faire. L’humour noir en est un exemple poignant. Quiconque possédant ne serait-ce qu’un soupçon de morale et de raison identifiera l’ironie, l’absurdité, la dérision ou le sarcasme derrière la blague méchante d’un humoriste sur scène. Les rires en découlant témoigneront en fait d’une certaine moralité de l’auditoire qui, d’un tacite accord avec l’artiste, rejettera le premier degré d’une blague, condamnant du coup sa démesure.

En donnant raison à Mike Ward, la Cour suprême tranche qu’il est toujours permis (même en 2021) d’exercer sa liberté d’expression artistique dans le but de faire rire, même si le contenu du message s’éloigne de la recherche de la vérité ou de toute curiosité intellectuelle. L’esprit humain est ainsi fait qu’il doive parfois se détacher des conduites normatives de la civilité et de la courtoisie qui le guide quotidiennement afin de lui préférer l’exutoire que peut constituer l’humour noir. Le jugement de la Cour rejette la judiciarisation du mauvais goût. Qu’on apprécie ou non l’œuvre artistique de Mike Ward, la liberté d’expression en est d’ailleurs indifférente. Jamais cette liberté n’a-t-elle eu comme objectif de ne protéger que l’expression qui faisait consensus.

Nicolas Rioux
Titulaire d’une licence en droit et d’une maîtrise en droit constitutionnel de l’Université d’Ottawa

2 Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, au para 104.
3 Ibid au para 108.
4 Ibid au para 104.
5 Ibid au para 112.

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