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L'article provient de Bureau d'enquête

Un géant chinois soupçonné d’espionnage a tenté de recruter un prof de McGill pendant des années

L’entreprise aurait même offert trois fois son salaire au chercheur pour le convaincre

Le professeur de McGill Benjamin Fung a été approché à trois reprises par une compagnie multinationale proche du gouvernement chinois.
Le professeur de McGill Benjamin Fung a été approché à trois reprises par une compagnie multinationale proche du gouvernement chinois. Photo Pierre Paul-Poulin
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Photo portrait de Sarah-Maude Lefebvre

Sarah-Maude Lefebvre

2023-07-24T04:00:00Z
2023-07-24T21:40:09Z
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Un chercheur de l’Université McGill, qui travaille avec la Défense nationale, s’est fait courtiser pendant plusieurs années par une multinationale chinoise soupçonnée d’espionnage, prête à lui offrir jusqu’à trois fois son salaire. 

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«On a tenté de venir me chercher par le portefeuille», raconte le professeur et sommité en cybersécurité Benjamin Fung, qui souhaite témoigner pour mettre en garde ses collègues.

C’est la première fois qu’un professeur québécois décrit de manière aussi détaillée une tentative de séduction d’une entreprise proche du pouvoir chinois, qu'il avait jusqu'à maintenant rapportée essentiellement qu'à son université et au bureau du premier ministre Justin Trudeau. 

Le recrutement de scientifiques dans le milieu universitaire «en échange d’une récompense ou par crainte de représailles» est l’une des stratégies employées par le Parti communiste chinois (PCC) pour s’approprier du savoir ou des technologies canadiennes, selon le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). 

  • Écoutez la chronique judiciaire avec l’avocat Walid Hijazi à l’émission d’Alexandre Dubé où il revient sur la Chine en début de segment via QUB radio :
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Une offre en or

Nous avons accepté de taire le nom de la compagnie impliquée, une multinationale qui œuvre dans le domaine des télécommunications et qui est liée de près au PCC, à la demande de M. Fung qui craint des représailles. 

Le professeur a été approché pour la première fois en 2016, alors qu’il enseignait à Hong Kong, son lieu de naissance, pendant un congé sabbatique de l’Université McGill. Une réputée compagnie de télécommunications chinoise l’invite à donner une conférence. 

«Je connaissais la compagnie de nom, mais pas les dangers qui lui sont aujourd’hui associés. Je croyais que c’était juste une conférence ordinaire sur les thèmes sur lesquels je travaille, soit l’intelligence artificielle et la confidentialité des données », nous a relaté celui qui collabore avec Recherche et développement pour la défense Canada. 

À sa grande surprise, des dirigeants de la compagnie lui font une offre en or à la fin de sa conférence. «Ils m’ont offert de rester ici, à Hong Kong. Ils voulaient que j’allonge mon congé sabbatique et que je supervise leur équipe spécialisée en intelligence artificielle. Je me suis dit à moi-même: “Ce n’est pas une conférence que je suis venue faire, mais une entrevue!”.»

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Les conditions offertes sont plus qu’attrayantes: un logis, la promesse d’un salaire «beaucoup plus élevé qu’à McGill » et, surtout, un environnement de travail incomparable à ce qu’on retrouve au Canada. 

«On m’a dit que ça ne prendrait que six mois pour développer n’importe quelle idée en produit commercialisable. Six mois! Au Canada, le même processus prend environ six ans! Si j’avais une idée avec trois solutions possibles, on m’offrait d’avoir trois équipes pour travailler sur les trois solutions en même temps», relate M. Fung. 

Ce dernier déchante lorsqu’on lui indique qu’il pourra utiliser à sa guise les données des utilisateurs de la compagnie pour ses recherches. «Il n’y avait aucune préoccupation quant à la confidentialité des données», dit-il. Il refuse poliment et retourne au Canada. 

  • Écoutez la chronique faits divers d’Annabelle Blais, journaliste au Bureau d’enquête de Québecor au micro de Rémi Villemure via QUB radio :

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Trois fois son salaire

La compagnie revient à la charge quelques mois plus tard. Un représentant de sa branche canadienne propose à M. Fung un poste de consultant parallèlement à son travail à l’université.

«On m’a offert 200$ de l’heure, soit l’équivalent de trois fois mon salaire horaire comme professeur de McGill», explique ce dernier, courriel à l’appui. 
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«J’ai leur ai demandé ce que j’aurais à faire en retour pour un salaire aussi élevé. On m’a répondu que j’aurais seulement à répondre à quelques courriels de temps à autre.»

L’entreprise propose même de lui verser des subventions de recherche ou de dédommager directement l’université pour son temps. Benjamin Fung refuse cette deuxième offre.  

«Ils n’abandonnent jamais»

Le professeur pense alors en avoir terminé avec l’entreprise. Erreur. Trois ans plus tard, en 2020, alors que M. Fung devient à nouveau éligible à un congé sabbatique selon les règles internes de McGill, la compagnie revient à la charge.

«Leur représentant m’a dit: “On sait que vous n’étiez pas intéressé il y a trois ans, mais là vous pourriez prendre six mois de congé sabbatique, selon les règles de McGill”», raconte M. Fung. 

«Ils calculent tout! Comment pouvaient-ils être au courant de ce règlement interne de McGill? Ça m’a fait un peu peur.»

M. Fung refuse à nouveau. Depuis, aucune relance n’a été effectuée. Mais la compagnie rôde toujours dans son entourage. «Ils n’abandonnent jamais. Il y a des approches faites auprès de mes étudiants. Occasionnellement, ils me demandent s’ils devraient travailler pour cette compagnie. Je leur dis que non, que ça pourrait avoir un impact sur leur carrière.»

  • Écoutez l'entrevue avec Michel Juneau-Katsuya, ancien officier supérieur du renseignement et gestionnaire au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) via QUB radio :

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«Nourrir – piéger – tuer» 

Le professeur Fung croit que la compagnie chinoise qui le courtisait a employé une stratégie de type «nourrir – piéger - tuer» pour le recruter et éventuellement le forcer à dévoiler des informations stratégiques. 

À aucun moment dans leurs échanges la multinationale n’a demandé à Benjamin Fung de lui transmettre des informations confidentielles ou d’agir de manière contraire à son éthique. 

Mais le professeur qui travaille avec Recherche et développement pour la défense Canada depuis plusieurs années, l’organisme gouvernemental qui conseille la Défense nationale, croit que cela n’aurait été qu’une question de temps s’il avait accepté les avances de la compagnie. 

C’est ce qu’il appelle la stratégie en trois étapes «nourrir – piéger – tuer» (feed–trap–kill).

«On utilise d’abord l’argent pour t’attirer, te nourrir. Quand un professeur reçoit beaucoup de bourses, il recrute plus d’étudiants et agrandit son équipe. Puis arrive l’étape du piège. On s’attend à recevoir le même montant l’année suivante. On compte sur cet argent pour supporter financièrement nos étudiants. On ne peut pas prendre un étudiant seulement une année et le laisser tomber. Ça ruinerait ses études, possiblement sa carrière. C’est le moment où on peut commencer à te demander des informations. C’est la dernière étape», dit-il. 

«On peut te demander par exemple de dire des choses auxquelles tu ne crois pas. Par exemple que telle compagnie est sécuritaire et performante. Je suis un chercheur canadien en matière de cybersécurité. Mon opinion compte.»

Un phénomène encore bien présent 

Encore tout récemment, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) mettait en garde les Canadiens qui peuvent servir de «cibles» aux services de renseignement de la République populaire de Chine.

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Le réseau social LinkedIn servirait notamment à recruter des Canadiens qui ont accès à des informations sensibles via des offres d’emploi bidon. 

«C’est courageux d’exposer cela. C’est important que d’autres chercheurs voient qu’il est possible de dire non. Cela démontre aussi que la pression qui vient de la Chine est forte et qu’il y a beaucoup d’argent en jeu.»

«La Chine essaie d’attirer les chercheurs canadiens depuis plusieurs années. Elle cible des gens qu’elle croit pouvoir convaincre de répondre à une demande de la “mère-patrie”. Mais elle utilise aussi d’autres stratégies. Par exemple, pour quelqu’un qui pourrait être utile au niveau des technologies, on peut offrir beaucoup d’argent [...] Les professeurs qui travaillent avec la Défense nationale sont des cibles très recherchées.»

- Margaret McCuaig-Johnston, ancienne vice-présidente du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada


«Au Canada, on est assez naïfs et on ne comprend pas toujours ce genre de tactiques [...] Combien de chercheurs en flagrante contravention des règles de conflit d’intérêts ont accepté ce genre d’offre et travaillent actuellement pour ces compagnies?»

- Christian Leuprecht, professeur au Collège militaire royal du Canada


«On tente de capitaliser sur le fait que les chercheurs ne reçoivent jamais assez de financement pour leurs travaux pour débuter une relation. Une fois que celle-ci est solide, on peut avoir accès au savoir du chercheur, à ses étudiants, etc. Beaucoup de problèmes sont créés en raison de ces partenariats privés qui ne passent pas par le processus gouvernemental du financement public.»

- Dennis Molinaro, ex-analyste en sécurité nationale et professeur à Ontario Tech

Benjamin Fung en bref

  • Professeur à la School of Information Studies de l’Université McGill
  • Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en exploration de données pour la cybersécurité. Il travaille de près avec Recherche et développement pour la défense Canada. 
  • Son équipe de recherche a développé le premier moteur de recherche alimenté par l’intelligence artificielle pour comprendre le fonctionnement des logiciels malveillants.
  • Co-porte-parole de l'organisme militant Action Free Hong Kong Montréal.

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