Un «documentaire» des conservateurs sur le logement signale le début d’une «nouvelle ère»
Raphaël Pirro
Docu-dépliant? Reportage orienté? Une vidéo longue d’un quart d’heure sur la crise du logement narrée par le chef conservateur Pierre Poilievre ouvre une «nouvelle ère» dans la communication politique au pays et risque de faire mal aux libéraux, selon deux experts.
Lancé sans tambour ni trompette sur les réseaux sociaux samedi, le «mini-documentaire» aux images léchées et aux infographies dignes des meilleures boîtes de production – qui a amassé plus de 4 millions de vues – cherche à expliquer les causes de la crise du logement et à en proposer des remèdes (à la toute fin).
«Je pense qu’il marque une nouvelle ère dans la communication politique au Canada. Il est très inhabituel de voir un vidéo de style documentaire aussi long», explique Alex Marland, professeur à l’Acadia University d’Halifax et spécialiste de la communication politique.
La mainmise sur l’enjeu
Même si les électeurs ne se rappelleront pas tous les détails techniques et les chiffres présentés, ils en retireront peut-être l’image d’un chef conservateur «brillant» qui connaît le dossier du logement et qui le prend au sérieux, ajoute l’expert.
Par-dessus tout, la manœuvre permet de renforcer la mainmise des conservateurs sur le champ de bataille du coût de la vie, priorité de l’heure, alors que l’écart entre les deux partis continue de s’accentuer.
«Ça va être difficile pour les libéraux, et d’une certaine façon c’est peut-être déjà trop tard pour eux, croit Daniel Béland, politologue à l’Université McGill. Ils vont essayer de regagner le dessus pour ce qui est de la rhétorique à ce sujet-là, parce que là, beaucoup de gens pensent que c’est de la faute des libéraux ce qui se passe.»
Des faits orientés?
Le Parti conservateur présente son œuvre comme un «documentaire». Dans son fond comme dans sa forme, les formules et le ton hyperpartisans sont écartés pour laisser place à un style qui ressemble davantage à un long reportage journalistique et qui en intègre les codes.
L'enfer du logement : comment nous en sommes arrivés là et comment nous en sortir. pic.twitter.com/gY3Wdjhynm
— Pierre Poilievre (@PierrePoilievre) December 2, 2023
En écartant les slogans, l’opération pourrait s’avérer payante chez les électeurs plus volatiles plutôt que de tenter uniquement de convaincre les convertis.
Il est néanmoins juste de se rappeler qu’il s’agit d’une vidéo préparée par un parti politique et narrée par son chef avec l’objectif de faire des gains politiques, explique le professeur Marland. Un pari qui pourrait s’avérer payant.
«Ils ont pris quelques raccourcis, car c’est de l’infodivertissement: il faut rendre la politique suffisamment simple pour que les gens y prêtent attention, et je pense qu’ils y sont parvenus», dit-il, ajoutant que le ton moins tranchant pourrait leur faire gagner de nouveaux électeurs plutôt que de prêcher des convertis.
M. Béland prend pour exemple l’augmentation du prix des logements au pays qui précède l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau en 2015, année qui est présentée comme un tournant à partir duquel le Canada a plongé dans «l’enfer du logement», titre de la vidéo.
«C’est sûr qu’on décontextualise sur un plan historique certaines choses. Mais ça, c’est de bonne guerre parce que c’est un documentaire partisan», lance-t-il.
La nouvelle donne
La stratégie pourrait faire des petits sur la scène politique, avancent les deux politologues. En effet, bien que la vidéo très moderne ait pu coûter cher à produire, son coût de diffusion sur Facebook, Instagram, YouTube ou X (anciennement Twitter) est nul.
«Ça fait qu’ils n’ont même pas besoin d’acheter des publicités parce que les médias traditionnels vont en parler parce que ça devient viral sur Internet», conclut Daniel Béland.
En guise de réponse, le ministre du Logement Sean Fraser a déclaré aux médias que Pierre Poilievre aurait «plus à gagner s’il mettait autant d’efforts dans ses propositions sur le logement que dans ses vidéos».
Il faudra plus que des déclarations du genre pour reprendre le dessus, pense M. Marland. Ce dernier estime que les libéraux de Justin Trudeau n’ont d’autre choix que de jouer le jeu et faire des vidéos semblables, quitte à être les deuxièmes.
«Je pense que les risques de ne rien faire sont bien pires», dit-il.