Opération camouflage à la Caisse de dépôt: un conflit d’intérêts caché à la filiale Otéra
Le bas de laine des Québécois a pris des actions urgentes et secrètes concernant un vice-président en 2019
Jean-Louis Fortin
La Caisse de dépôt et placement du Québec a prêté près de 21 millions $ à un centre commercial de Terrebonne dans lequel un de ses hauts dirigeants possédait des intérêts financiers. Et lorsqu’elle a mis fin à ce conflit d’intérêts, en pleine crise médiatique, elle a abrié l’affaire.
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Notre Bureau d’enquête vient de découvrir des documents internes confidentiels qui exposent ce qui s’est vraiment passé en coulisses, en mai 2019, lorsque la Caisse a découvert cet autre conflit d’intérêts majeur dans sa haute direction.
La Caisse a camouflé que Paul Chin, premier vice-président et chef des investissements de sa filiale Otéra Capital, avait une participation personnelle dans un centre commercial de Terrebonne.
Otéra détenait des hypothèques totalisant 20,7 M$ dans le Centre Lachenaie, lesquelles sont toujours actives aujourd’hui.
Le président de la Caisse de l’époque, Michael Sabia, n’en a pas glissé un mot lors de sa conférence de presse du 28 mai 2019, organisée pour révéler le résultat d’une vaste enquête interne de 5 M$ sur sa filiale Otéra Capital.
Cette enquête avait été commandée d’urgence après des révélations de notre Bureau d’enquête sur d’autres manquements à l’éthique chez Otéra Capital.
Pas un mot de Michael Sabia
Lors de son point de presse, Michael Sabia affirmait qu’Otéra, la filiale de prêt commercial de la Caisse, avait fait un grand ménage à l’interne et que quatre de ses dirigeants avaient été congédiés. Il avait même remercié notre Bureau d’enquête d’avoir déterré cette vaste affaire de conflits d’intérêts.
Mais il n’avait pas dévoilé le rapport au complet, se contentant de rendre public le sommaire de cinq pages.
La Caisse a toujours refusé de rendre public le rapport complet depuis. Lorsque nous avons contacté la Caisse au cours des dernières semaines à propos du Centre Lachenaie, l’institution a affirmé que Paul Chin avait déclaré ce conflit d’intérêts « dès 2013 ».
Si c’est bien le cas, très peu de gens semblaient au courant le 26 février 2019, quand deux dirigeantes d’Otéra ont envoyé à leurs équipes un courriel urgent à ce sujet coiffé de l’en-tête « ACTION IMMÉDIATE ».
Paul Chin a alors été sommé, entre autres, de vendre ses parts dans un délai de trois mois, et de s’abstenir de participer aux décisions concernant les marchés qu’Otéra concluait avec une liste d’entreprises et d’individus.
- Écoutez l’entrevue de Benoit Dutrizac avec Jean-Louis Fortin de notre Bureau d'enquête sur QUB radio :
Il a collaboré
Nous avons demandé à la Caisse pourquoi elle n’avait pas fait acte de transparence à ce moment-là. L’institution nous répond que le grand ménage de 2019 a permis de mettre en lumière « deux catégories d’éléments ».
D’une part, des « manquements graves de certaines personnes ». D’autre part, des « recommandations pour renforcer les processus ».
« Ces deux catégories, bien distinctes l’une de l’autre, ont nécessité des interventions différentes », justifie Otéra, qui assure que « M. Chin a agi de manière transparente et collaborative » lors des découvertes de 2019.
L’institution assure que M. Chin ne détient aujourd’hui plus aucune participation dans le Centre Lachenaie.
– Avec la collaboration de Philippe Langlois
▸ Rappelons que la firme externe Osler avait obtenu plus de 1,5 million de documents et procédé à des dizaines de rencontres lors de son enquête qui a mobilisé 120 personnes, en 2019.
UN CENTRE COMMERCIAL DE 25 M$
La Caisse n’a pas voulu chiffrer la valeur de la participation de Paul Chin dans le Centre Lachenaie, lorsque nous l’avons questionnée.
Toutefois, selon nos informations, Otéra a fait circuler à l’interne un organigramme qui la fixait à 1,25 % de la valeur du centre commercial.
Aussi, l’ensemble immobilier était évalué à un peu plus de 25 M$ en 2018 par la ville de Terrebonne. Sur cette base, la valeur marchande de la participation de Paul Chin aurait donc équivalu à un peu plus de 300 000 $.
UN COURRIEL QUI EN DIT LONG
1 « ACTION IMMÉDIATE » La missive est envoyée le 26 février 2019 par Annie Giraudou, vice-présidente principale et cheffe de la direction financière, et Marianne Limoges, directrice principale, Risques, portefeuille et nouveaux marchés chez Otéra.
C’était une vingtaine de jours après les premières révélations de notre Bureau d’enquête concernant l’éthique à la Caisse et le lancement d’une enquête externe confiée à une firme d’avocats.
2 Les dirigeantes qui signent le courriel font état de cinq projets immobiliers auxquels Paul Chin est lié de près ou de loin, dont le Centre Lachenaie, dans lequel il a une participation financière directe.
Ces cinq projets ont tous un lien avec deux divisions de la firme de Westmount Delart Invesments, soit Brookline Developments (impliquée dans le Centre Lachenaie) et Harbour Mortgage Corp.
3 « Pour toutes les entités et individus sur l’organigramme corporatif joint, veuillez vous assurer d’exclure Paul Chin de toute conversation et décision », demandent les deux dirigeantes à une brochette de gestionnaires d’Otéra.
4 Un plan d’action en anglais est partagé.
Ce plan prévoit entre autres que Paul Chin se départira de tous ses intérêts liés aux compagnies en question « d’ici trois mois ». D’ici là, on lui interdit de se mêler aux prêts liés aux firmes avec qui il détient des intérêts.
5 « Puisqu’il [M. Chin] est au plus haut niveau des investissements, toutes les décisions [en lien avec ses intérêts] iront au comité de crédit du conseil d’administration », prévoit ce plan.
On promet aussi de créer des contrôles automatiques pour que M. Chin ne puisse pas intervenir dans les dossiers liés à ses intérêts personnels.
Tolérance zéro, disait Sabia
« En matière d’éthique, mon niveau de tolérance, c’est zéro. Point à la ligne. »
Voici ce qu’affirmait sans détour Michael Sabia lors de sa fameuse conférence de presse après nos révélations sur les manquements à l’éthique chez Otéra.
Se disant « choqué », il insistait sur l’importance du niveau de confiance des Québécois envers cette institution publique qui gère leur bas de laine de plus de 400 G$.
« Nous sommes responsables de l’épargne des Québécois. Ils ont le droit de s’attendre aux plus hautes normes d’éthique de notre part. » –Michael Sabia, 28 mai 2019
« Chaque jour quand j’arrive à la Caisse, j’ai dans la tête la question de l’importance de notre intégrité. Il est essentiel que les Québécois et Québécoises aient confiance en la Caisse. En leur Caisse. »
Nous avons demandé à la Caisse, au cours des dernières semaines, si M. Sabia et l’actuel PDG Charles Émond étaient au courant des découvertes de 2019 concernant Paul Chin. La Caisse n’a pas répondu spécifiquement à cette question.
La déclaration écrite qu’elle nous a fait parvenir indique de manière beaucoup plus large que « beaucoup de changements ont eu lieu chez Otéra Capital depuis 2019. Les mécanismes d’encadrement et de gestion des conflits d’intérêts, tout comme le code d’éthique, ont été grandement rehaussés et approfondis ».
Mais le 16 mars dernier, la vérificatrice générale a écorché Otéra, soulignant qu’il y avait encore des lacunes en matière d’éthique.
Selon elle, il y a eu des retards dans la production de déclarations d’intérêts des employés et administrateurs. Aussi, le nouveau code d’éthique n’est pas toujours bien appliqué, d’après la vérificatrice.
Quatre congédiements
Rappelons qu’en 2019, la Caisse a annoncé avoir congédié quatre personnes après son enquête interne, sans les nommer.
On sait aujourd’hui que ces personnes sont l’ex-PDG d’Otéra Alfonso Graceffa, l’ex-vice-présidente Martine Gaudreault, l’ex-directeur de la recherche économique Edmondo Marandola, et l’ex-administrateur Yvon Tessier.
Notre Bureau d’enquête avait notamment révélé dans les mois précédents que Graceffa avait bénéficié de 11 prêts d’une valeur de plus de 9 M$ en provenance d’une filiale d’Otéra. Nous avions également fait état des liens d’affaires et de cœur de Mme Gaudreault avec un prêteur privé lié à la mafia.
Quant à Edmondo Marandola, nous avions mis en lumière ses activités parallèles de promoteur immobilier, et le fait qu’il avait représenté un haut gradé de la mafia dans un prêt privé, alors même qu’il était à l’emploi d’Otéra.
D’ailleurs, la Caisse n’est pas encore sortie du bois dans cette affaire, car Alfonso Graceffa la poursuit pour plus de 7 M$, alléguant un congédiement injustifié.
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