Uber Eats: des livreurs prisonniers de leur application
Ils doivent deviner les préférences de l’algorithme pour espérer faire de l’argent

Nora T. Lamontagne
L’appétit grandissant des Québécois pour les applications de livraison de nourriture à domicile a un coût. Celui payé par des centaines de livreurs à vélo qui gagnent un salaire de crève-faim dans des conditions de travail ingrates. Il est pratiquement impossible de gagner le salaire minimum en livrant des repas pour Uber Eats, a constaté notre Bureau d’enquête, qui a tenté l’expérience dans les rues de Montréal pendant une semaine.
Les livreurs d’Uber Eats dépendent complètement d’une application imprévisible, opaque et addictive pour gagner leur vie.
«Leur application est ouverte en permanence, ça devient comme une drogue», affirme en entrevue Lucie Enel, qui a publié sa thèse de doctorat sur l’expérience des chauffeurs et les livreurs d’Uber en 2024.
Ce n’est pas un hasard: la plateforme utilise les mêmes mécanismes que les jeux vidéo pour encourager ses livreurs à livrer plus longtemps et à adopter les comportements voulus, explique la chercheuse.
Par exemple, ils reçoivent des points pour chaque livraison, ce qui leur permet de débloquer des «niveaux» qui donnent droit à des privilèges.
Des cartes des points chauds les incitent aussi à se déplacer dans la ville au gré de la demande, leur donnant l’impression de faire une bonne affaire.

Et, comme je l’ai rapidement découvert, le son (ding ding ding ding) annonçant une commande provoque une dose d’adrénaline.
Toujours à l’affût
Hypervigilants, les livreurs n’ont d’autre choix que de rester connectés en permanence sur l’application sous peine de perdre une opportunité payante.
À mes débuts, j’ai ainsi raté une commande de 10,01$ parce que je passais le temps sur Instagram...

Pendant les temps morts, je me suis souvent demandé ce qui expliquait que je ne recevais pas plus de commandes.
Est-ce que j’aurais dû m’éloigner des intersections où attendaient déjà d’autres livreurs? Attendre à l’intérieur des restos? Est-ce que je «mériterais» des commandes plus payantes après avoir accepté à une livraison à 3$? Est-ce que c’était premier arrivé, premier servi?
Il n’y a qu’Uber Eats qui a réponse à ces nombreuses questions. Et l’entreprise ne divulgue pas les secrets de son algorithme, de sorte que chaque livreur en est réduit à les deviner.

Personnellement, je me suis retrouvée à faire des calculs mentaux approximatifs à chaque offre de commande, que je devais me dépêcher d’accepter ou non.
Les variables comprenaient le nombre de kilomètres à parcourir, le montant offert, la concentration de restos dans le quartier de destination, et le temps écoulé depuis ma dernière livraison.
Charge mentale
Lucie Enel souligne que chaque livreur développe son propre système de croyances et des stratégies pour essayer de plaire à l’application.
«Ils m’ont beaucoup parlé de la charge mentale de leur travail. Il y a une asymétrie de l’information entre la plateforme et ses travailleurs», dit-elle.
Pour ne rien arranger, Uber Eats a l’habitude de régulièrement modifier son algorithme, et donc, les règles du jeu.
«Des fois, les livreurs ont trouvé un filon, et du jour au lendemain, ils ne comprennent pas pourquoi ça ne fonctionne plus. C’est extrêmement fatigant et frustrant», ajoute-t-elle.
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