Toute la société devient un CHSLD


Joseph Facal
Je suis au bord d’un lac.
Trois enfants d’une même fratrie jouent dans un carré de sable.
Leurs âges vont, je dirais, de 3 à 7 ans.
La mère et la grand-mère sont tout près et ne les lâchent pas une seconde des yeux.
«Pas de sable dans ta bouche!» «Arrête d’agacer ta sœur!» «Maman, dis-lui d’arrêter!»
Anxieux
L’un des enfants met les pieds dans le lac. L’eau lui arrive à la hauteur des chevilles.
La grand-mère bondit. «Attention, Lucas!» «Va chercher ta veste de sauvetage!»
Je rentre chez moi. Des enfants grimpent dans les modules du parc.
Les mamans sont aux aguets comme des employés de Garda qui chargent des sacs d’argent dans un fourgon blindé.
Ces enfants, en vieillissant, viendront joindre ces cohortes de jeunes dont les habitudes sont maintenant bien connues.
Ils sortent moins que jadis, ont moins d’amis, ne voyagent pas ou le font seulement avec leurs parents, font moins de sport, etc.
Ils passent énormément de temps chez eux, dans leur chambre ou au sous-sol.
Souvent, un rien leur fait peur.
Aller au centre-ville? Mon Dieu, non!
Partir en voyage avec une amie, mais sans maman? Hors de question!
Leur vie est aussi rangée, prévisible et routinière que celle des gens âgés qui jouent au golf, font du tricot et partent dans le Sud, toujours au même endroit depuis des décennies.
Il a toujours été entendu qu’il fallait protéger les vieillards en raison de leur vulnérabilité.
Mais aujourd’hui, les enfants sont protégés... comme s’ils étaient des vieillards.
Jadis, quand je rentrais à la maison avec les genoux éraflés ou du coton dans le nez pour stopper un petit saignement, mon père me demandait d’un air amusé ce qui était arrivé.
Après mon récit, il laissait tomber: «J’espère que ça t’a servi de leçon.» Fin de la discussion.
Je partais avec mon sac à dos au bout du monde et je ne donnais pas de nouvelles pendant des mois.
Si la surprotection actuelle donnait de si bons résultats, verrait-on autant d’enfants anxieux, sans confiance, médicamentés?
Faut-il s’étonner qu’à l’université, ils se disent «traumatisés» par une idée et demandent son bannissement?
À la moindre insécurité, vite, le psy!
À la moindre égratignure, vite, on désinfecte!
Une fille part en voyage avec son amie Maude? La maman dira: «Je veux des nouvelles tous les jours et que tu sois joignable en tout temps, OK?»
Institution
Est-ce que la «bonne vie», c’est la vie sans secousses, sans imprévus, sans prise de risque, sans préparation aux inévitables chocs?
Ce sont les jeunes qui deviennent: auto, boulot, dodo!
Ils sont, au fond, les reflets et les réceptacles de notre névrose collective.
L’institution la plus emblématique de notre société a cessé depuis longtemps d’être le Parlement, la Bourse ou le palais de justice.
C’est le CHSLD.