Taxe suspendue, lucidité requise


Yasmine Abdelfadel
Certains y voient une reculade. D’autres, une reddition. La décision de Carney de suspendre la mise en œuvre de la taxe sur les services numériques a été aussitôt interprétée comme une preuve de faiblesse face à l’administration Trump. On se serait courbé l’échine. Vraiment?
Ce réflexe national d’indignation masque une vérité plus inconfortable : nous n’avons pas les moyens d’une guerre commerciale avec les États-Unis. Et surtout, nous amorçons une série de négociations où, pour une fois, il faudra jouer à long terme et non à l’émotion.
Ego fragile
Soyons clairs : cette taxe, aussi symbolique soit-elle, ne pesait pas bien lourd dans la balance. Même au Canada, elle faisait l’objet de critiques — tant dans les milieux économiques que dans certaines sphères politiques. Elle avait le mérite d’exister, oui, mais son impact réel sur les géants du numérique restait limité. En revanche, son coût potentiel pour nos secteurs agricoles, manufacturiers et forestiers était, lui, bien concret.
En la suspendant maintenant, Carney ne cède pas. Il anticipe. Il transforme un irritant en monnaie d’échange. Il envoie un signal stratégique : nous sommes prêts à faire un geste, à condition que le prochain vienne de vous. Une logique de négociation classique que certains semblent redécouvrir avec effroi.
Des choix
Car personne ne croit que la renégociation commerciale avec Washington se fera sans douleur. Des pertes, il y en aura. L’enjeu sera de choisir ce qu’on protège à tout prix (gestion de l’offre, culture, souveraineté énergétique?) et ce qu’on est prêt à sacrifier pour y parvenir. La taxe sur les services numériques, en ce sens, était une concession presque indolore.
On peut bien dénoncer un recul, mais c’est oublier que dans toute négociation sérieuse, il faut parfois savoir perdre une bataille pour mieux sauver ses positions. Carney a préparé le terrain. Et il faudra, dans les mois à venir, que nous fassions preuve de la même lucidité — et que nous maîtrisions nos instincts de fierté blessée. Car ce n’est pas sur une taxe numérique que se jouera notre avenir économique, mais sur tout le reste.