Andreï Makine: souvenirs d’une époque tragique et lumineuse


Karine Vilder
En revenant sur un épisode marquant de son adolescence, l’écrivain français Andreï Makine signe un magnifique roman d’apprentissage.
Tous ceux qui ont lu Au temps du fleuve Amour, Le testament français, La musique d’une vie ou L’archipel d’une autre vie savent déjà au moins deux choses sur l’homme de lettres Andreï Makine : qu’il est né en Sibérie au cœur des années 50, et que depuis 2016, il a son siège attitré sous la grande coupole de l’Académie française, à Paris. Un singulier parcours dont il revisite parfois certains pans à travers ses livres, comme il vient de le faire avec L’ami arménien.
Dans ce tout nouveau roman, Andreï Makine revient en effet sur un épisode de son adolescence resté profondément ancré dans sa mémoire. À l’époque, il vivait dans un orphelinat de Sibérie centrale et, pendant les premiers jours de septembre, à la reprise des classes, il n’a pas tardé à remarquer que les petites brutes de l’école s’en prenaient régulièrement à un nouvel élève de complexion délicate prénommé Vardan. Une situation inacceptable qu’il décidera de régler lui-même en prenant la défense de ce jeune Arménien, dont il deviendra vite l’ami. Et comme on peut s’en douter au vu du titre, c’est cette amitié aussi belle que touchante qui nous sera ici racontée.
« On fait souvent de l’autofiction en France, et tout cela est très égotiste, explique Andreï Makine, qu’on a pu joindre chez lui, à Paris. À mon avis, l’écrivain doit s’intéresser au vécu d’autrui et ce qui m’intéressait dans ce livre, ce n’était pas tant mes sentiments que le personnage de Vardan. Il souffrait d’une maladie qu’on ne savait pas soigner dans les années 70 [la maladie arménienne] et Vardan se savait condamné. Oui, on l’est tous, sauf que lui l’était à très brève échéance et quand on voit comme lui le terme se rapprocher rapidement, on vit sa vie en condensé. »
Le quartier des espérances
À 14 ans, Vardan va ainsi être nettement plus mûr que la majorité des gamins de son âge. Qui ne seront du reste pas très nombreux à traîner dans les ruelles du « Bout du diable », un quartier situé non loin de la prison où quelques Arméniens attendent d’être jugés pour « subversion séparatiste et complot antisoviétique ». Leurs proches voudraient apporter un soutien à ces prisonniers. Ce qui vaut aussi pour Vardan et les siens, l’époux de sa sœur Gulizar faisant partie des hommes qui ont été arrêtés et transférés à 5000 km du Caucase.
« Avec le drame qui s’est passé récemment dans la région du Haut-Karabagh, mon roman a été rattrapé par l’actualité, souligne Andreï Makine. Mais il aurait pu être actuel il y a 30 ans ou 100 ans. Le génocide arménien n’a pas seulement été perpétré en 1915. Il a commencé à la fin du XIXe siècle, continué dans les années 20 et un million et demi d’êtres ont été exterminés. Notre monde humain reste extrêmement sauvage et je pense qu’un personnage comme Vardan permet d’en prendre conscience. En parlant de cette communauté arménienne qui a vécu une longue suite de tragédies, on peut peut-être éveiller les gens. »
Plus tout à fait le même
Avant d’en arriver là, Vardan a longuement séjourné dans la mémoire d’Andreï Makine. « Pour le rendre vivant, incarné, il fallait que je comprenne dans quel état d’esprit il était, que je sois à l’unisson avec ce qu’il était », précise-t-il. Et, pour ce faire, il a d’abord dû attendre de gagner en âge afin de pouvoir lui aussi saisir ce que l’on ressent, lorsqu’on voit son propre terme se rapprocher.
Quant au récit qui en découle, il est tout simplement saisissant, son jeune narrateur parvenant à restituer aussi bien la face cachée du communisme que le minuscule « royaume d’Arménie » où vit son ami. Mais quand on a demandé à Andreï Makine si son récit était entièrement autobiographique, ce dernier a tenu à apporter quelques nuances. « Celui qui raconte l’histoire de Vardan me ressemble beaucoup, car il s’agit de l’enfant que j’étais à l’époque. Mais ce garçon a 13 ans et je l’observe avec le recul et l’expérience de ma vie tout entière. »
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Andreï Makine
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Éd.Grasset, 216 pages](/_next/image?url=https%3A%2F%2Fm1.quebecormedia.com%2Femp%2Femp%2F63861699_337599c4c62342-4322-47cd-9e82-e166eb349489_ORIGINAL.jpg&w=3840&q=75)