SLA dans Charlevoix: une papetière historique montrée du doigt
La mort de cinq travailleurs de la Donohue soulève bien des questions dans la petite communauté
Nora T. Lamontagne et Louis-Philippe Bourdeau
CLERMONT | Cinq travailleurs d’une même usine de pâtes et papiers sont morts de la SLA dans les dernières années, ce qui alimente les spéculations dans la petite communauté de Charlevoix-Est.
Tous ces hommes ont contribué à fabriquer le papier journal de la «Donohue», comme on appelle encore aujourd’hui la papetière devenue propriété de Domtar à Clermont.
Située en bordure de la rivière Malbaie, l’imposante usine aux grandes cheminées est le poumon économique de Charlevoix-Est depuis près d’un siècle.

«Si tu restais à Clermont ou à La Malbaie, ton père, ton grand-père ou ton chum travaillait à l’usine», résume Marjolayne Gaudreault, de Clermont.
Son père, Guy Gaudreault, est le premier travailleur de la Donohue connu à décéder de la SLA, en 1979, à une époque où ces trois lettres étaient pratiquement inconnues dans la région.
Si la plupart des Charlevoisiens connaissent aujourd’hui la maladie, les causes exactes qui la déclenchent sont encore mal comprises par la science. Et les théories abondent.
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Un sombre constat
Notre Bureau d’enquête a découvert que quatre autres employés de longue date de la papetière sont morts de la SLA depuis 2004, dont certains étaient en contact direct avec des produits chimiques.
«Mettons que, dans le temps, les normes étaient moins sévères», affirme Johanne Racine, dont le père a été fauché par la maladie après une carrière de plus de 25 ans à la Donohue.
À ces travailleurs s’ajoutent deux hommes employés hors de l’usine, deux autres y ayant brièvement travaillé et trois personnes ayant vécu à moins d’un kilomètre de la papetière.

Dans la région, plusieurs sont d’avis que ça fait beaucoup de morts de la même maladie reliés à une seule et même usine, aussi importante pour l’économie régionale soit-elle.
«L’usine me semble le plus évident, mais quoi, à l’usine?» demande Marie-Michèle Harvey, la fille d’un travailleur décédé.
Pour sa part, Domtar s’est faite avare de commentaires. «Nous ne sommes au courant d’aucune étude ou autre information liant nos activités au contexte mentionné», nous a répondu un porte-parole.
L'entreprise a refusé de dire si une enquête interne avait déjà été effectuée par le passé vu le grand nombre de ses travailleurs décédés de la SLA.
Après avoir pris connaissance de notre compilation, la santé publique a néanmoins pris contact avec l'entreprise dans les derniers jours. Quant au syndicat de la Domtar, il n’a pas voulu se prononcer.
D’autres usines
Les soupçons des Charlevoisiens sont exacerbés par les parallèles avec Windsor, en Estrie, où la santé publique a déclenché une enquête en lien avec la SLA en décembre dernier.
Là-bas, ce sont quatre travailleurs de l’usine de Domtar, qui fabrique aussi un papier fin, qui ont été affectés par la maladie depuis 2012.
La santé publique de l’Estrie explore sérieusement, entre autres facteurs, les liens entre leur environnement de travail et leur diagnostic.

À la recherche de réponses
Si l’exposition à un produit seul ne suffit pas à provoquer la SLA, selon les scientifiques, il pourrait faire pencher la balance une fois combiné à d’autres facteurs (voir plus bas).
«On cherche souvent une cause unique... mais nos recherches démontrent que c'est plutôt l'exposition à des facteurs multiples qui contribuerait à augmenter le risque de développer la SLA», expose Dr Stephan Goutman, un neurologue américain spécialiste de la SLA, qui travaille sur le sujet avec sa collègue Dr Eva Feldman.
Pour en avoir le cœur net, les Charlevoisiens exigent une enquête de la santé publique.
«C’est sûr qu’on se pose des questions. Peut-être que ça ne plaira pas à tout le monde, mais si c’était leur mari, leur fils ou leur fille, eux aussi voudraient savoir la cause», laisse tomber Andrée Simard, la veuve de Jean Lepage, qui travaillait à l'usine.
Avec la collaboration de Maude Boutet
Une usine endeuillée à répétition
Rentré à l’usine à 18 ans, Guy Gaudreault a travaillé toute sa vie pour la Donohue, tout comme son père et son oncle. Il a commencé comme journalier jusqu’à devenir boss sur la machine #4. Affaibli par la SLA, il a dû cesser de travailler à 48 ans. Il est le premier employé connu de l’usine à en être décédé.
Grand sportif et dessinateur industriel, Jean Lepage adorait son travail à la Donohue. «Il se promenait beaucoup dans l’usine pour aller prendre des mesures, faire les devis. Ensuite, il retournait dans son bureau pour faire le travail», décrit sa veuve, Andrée Simard. Le Clermontois a reçu son diagnostic le jour de ses 46 ans.
Jean-Marc Tremblay a travaillé sur les bateaux avant d’être engagé à l’usine de Clermont, où il a œuvré une trentaine d’années. Il a occupé des postes au parc à bois, aux machines à papier, puis à la finition des papiers. Les médecins ont mis du temps à diagnostiquer sa SLA, qui l’a finalement emporté à 60 ans.
Ghislain Racine a été employé plus d’un quart de siècle par la Donohue, où il a travaillé à la «râperie», puis à la finition-expédition des rouleaux de papier. Cinq ans après sa retraite, la SLA a fauché la vie de ce castor bricoleur, comique de service et fameux musicien.
Jeannot Harvey a reçu son diagnostic alors qu’il était la personne-ressource sur la machine #5, la plus productive de toute la Donohue. Le Clermontois était rentré là dès qu’il en avait eu l’âge, mais avait aussi travaillé comme chauffeur de poids lourds pendant certaines périodes creuses à l’usine. Deux de ses frères ont fait carrière au même endroit.
Récemment honoré par le Conseil de l’industrie forestière, Denis Villeneuve a commencé dans le milieu des années 1980. En 1996, il a été engagé comme surintendant de la planification par la Donohue et y est resté pendant une dizaine d’années, sans toutefois travailler à l’intérieur même de l’usine. Il est décédé de la SLA le mois dernier.
Natif de Saint-Siméon, Réal Lavoie était bûcheron pour la Donohue. Il a passé sa vie dans la forêt, et n'a jamais travaillé à l'intérieur de l'usine. «Au début, on pensait qu'il s'était fait mal dans le bois», se rappelle sa femme, Ghislaine Tremblay.
Une longue liste de suspects reliés à la SLA
La sclérose latérale amyotrophique (SLA) est une maladie mystérieuse dont on ignore encore et toujours la cause exacte. En fait, de nombreux chercheurs estiment qu’elle serait déclenchée par une exposition cumulée à plusieurs facteurs environnementaux. En voici quelques-uns identifiés par la science.
La génétique
Entre 5% à 10% des cas de SLA s’expliquent par des causes héréditaires, donc familiales. Les scientifiques sont parvenus à identifier le premier gène lié à la maladie en 1993, et plusieurs autres ont été découverts depuis. «De plus en plus, on est en train de développer des thérapies pour des formes génétiques précises», souligne la chercheuse en neurosciences Elsa Tremblay.
Les cyanobactéries
Les cyanobactéries sont dans la mire des chercheurs qui s’intéressent à la SLA, et dans celle de la santé publique de l’Estrie. C’est que les algues bleues produisent des toxines qui pourraient endommager les neurones. Dans Charlevoix-Est, le lac Nairne de Saint-Aimé-des-Lacs est justement touché par des éclosions d’algues bleues depuis le début des années 2000. Malgré leur présence, ce lac demeure l’un des préférés des habitants du coin, et de plusieurs victimes de la SLA.
Les métaux lourds
L’exposition à des métaux lourds comme le cuivre, le cadmium ou le plomb est associée à un risque plus élevé de développer la SLA, a démontré une récente étude de chercheurs du Michigan. Les employés en entretien, en construction et en fabrication y sont particulièrement exposés. «L’un des défis est de comprendre à quel point ces métaux interagissent entre eux et influencent le risque de développer la SLA», explique Dr Stephen Goutman, l’un des coauteurs de cette étude. Domtar soutient respecter l’ensemble des lois et règlements applicables en la matière.
Certains champignons
La fausse morille, un champignon sauvage et toxique, serait à l’origine d’un agrégat de 14 cas dans un village des Alpes françaises, selon une importante étude. Le Gyromitra gigas pousse au Québec et dans Charlevoix, mais aucune des familles auxquelles nous avons parlé ne se rappelle en avoir consommé. «Il y a 20 ans, les fausses morilles étaient considérées comme comestibles, affirme toutefois Danielle Ricard, copropriétaire de Champignons Charlevoix. Même des restaurants dans la région en servaient.»
Les pesticides
Une récente étude américaine suggère que le contact avec des pesticides pourrait augmenter le risque de développer une SLA. Sylvie Harvey, qui a perdu ses deux conjoints de la SLA et qui habite à côté d’un terrain de golf, se demande si cela aurait pu jouer dans le diagnostic de SLA de ses deux conjoints. Par précaution, elle a cessé toute utilisation de pesticides dans ses propres plates-bandes.