Silence, on tourne mon récit!


Jacques Lanctôt
Ça y est! Depuis le temps que j’attendais ce moment! Depuis lundi, on tourne à La Havane. Mon récit, Les plages de l’exil, publié il y a une dizaine d’années, a été adapté pour le cinéma.
La productrice Arantza Maldonado et le réalisateur Pedro Ruiz, l’une d’origine espagnole, l’autre, vénézuélienne, mais tous deux vivant au Québec, ont réussi, après des années d’efforts et de persévérance, à rassembler un petit budget pour mener à terme ce beau projet. Ce n’est donc pas un film à grand déploiement, mais le cœur et l’inventivité y sont.
C’est ma première vraie expérience du cinéma. Je ne suis pas acteur et on a retenu les services d’un vrai acteur, Martin Dubreuil, pour jouer mon rôle. J’apparais très peu à l’écran, c’était mon souhait, et on entendra plutôt ma voix, une voix un peu affaiblie par la maladie de Parkinson qui me rend la vie difficile.

Mais je suis vraiment emballé et je sens le besoin de vous en parler aujourd’hui. Il y a sur place une douzaine de personnes qui travaillent fébrilement au tournage des scènes. Pour l’instant, le plateau de tournage, c’est le prestigieux hôtel Nacional de La Havane où notre petit groupe de révolutionnaires a séjourné environ trois ans, au début des années 70. Caméraman et assistant, preneur de son et perchiste, photographe de plateau et spécialiste de l’image, technicienne de l’informatique, lingère, maquilleuse, homme et femme à tout faire, surtout des miracles, pour organiser l’éclairage, trouver le bon angle, dénicher l’objet manquant, recharger les batteries, organiser les repas et collations, de même que les déplacements, alors que l’hôtel continue sa vie normale d’hôtel avec de vrais touristes qui y arrivent. Et sans oublier le principal, le chef d’orchestre, le réalisateur et son assistante.
Pas un film d’époque
Ce n’est donc pas un film d’époque, avec reconstitution de décors des années 70. C’est l’histoire d’un exilé qui revient sur place et se souvient de ce qu’il a vécu pendant ces années de braise, alors que les mouvements de guérillas embrasaient l’Amérique latine, quelques années après la mort du Che en Bolivie et onze ans après le triomphe de la Révolution à Cuba. L’air du temps était à l’affrontement armé avec des gouvernements autoritaires et des dictatures militaires un peu partout, même si la première victoire électorale d’un parti socialiste venait d’avoir lieu au Chili, avec Salvador Allende comme président.

La magie du cinéma, c’est de pouvoir découper un scénario en multiples scènes, de tourner dans le désordre, puis, à la fin, de rassembler ce puzzle pour créer un tout, un ensemble cohérent, avec un début et une fin. J’en suis ébahi. C’est un véritable métier qu’il faut savoir maîtriser, ça ne s’improvise pas, et ici l’équipe, formée de Québécois, de Vénézuéliens et de Cubains, semble en parfait contrôle. On dirait une vraie fourmilière où tout le monde s’active dans une bonne humeur contagieuse.
Ce que j’ai voulu dire, avec ce livre et maintenant ce film, c’est que l’exilé ne fait jamais le deuil de son pays, contrairement à l’immigrant qui abandonne définitivement sa terre natale pour s’installer ailleurs et y jeter ses racines. L’exilé, lui, n’a pas de racines dans ce pays de l’attente, il vivra avec sa valise à ses côtés tout le temps que durera son exil, car il rêve jour et nuit de retourner chez lui pour continuer le combat et retrouver ses frères et sœurs de lutte. C’est mon histoire et celle de tous les exilés latino-américains que j’ai côtoyés pendant ces années de fébrilité, d’inquiétude, de désespoir aussi. Beaucoup, parmi ceux que j’ai fréquentés à Cuba puis en France, n’ont pas eu le même destin que le mien. Ils sont presque tous morts, tués, à leur retour au pays, par des dictatures sans foi ni loi. C’est aussi à ces frères d’armes que je voudrais dédier ce film.
Cuba occupe une place importante dans ce que je suis devenu. J’y ai découvert la solidarité, j’ai côtoyé de près ce qu’est le sous-développement issu du pillage et du partage de la richesse en faveur des puissances coloniales. J’y ai découvert un continent endeuillé par tant de morts, l’Amérique latine aux veines ouvertes par le pillage de ses ressources. J’ai aussi découvert, et c’est tant mieux, les vertus de la patience. Moi qui, en 1970, voulais tout, tout de suite, moi qui pensais que l’indépendance du Québec était une question de quelques années seulement, moi qui voulais retourner dans mon pays clandestinement après six mois d’exil, j’ai dû me faire à l’idée qu’on peut obtenir un jour ce dont on rêve, si on y met du temps et de la patience.
Patience donc, le meilleur est à venir. Ah! j’oubliais: le titre du film, c’est Le huitième étage (celui de l’hôtel Nacional).