Poutine, un fin stratège?

Amanda Fakihi, M.Sc. Science politique, Laval
S’il y a bien une métaphore éculée pour dépeindre les dynamiques des puissances internationales, c’est bien celle du jeu d’échecs. On ne peut s’empêcher d’imaginer Vladimir Poutine penché sur un échiquier, élaborant des stratégies et des tactiques en prévoyant plusieurs coups, des manœuvres de « blocus » ou d’«enfilade » contre ses adversaires – pour reprendre le jargon des Garry Kasparov de ce monde – visant ainsi à affirmer ses ambitions avec force et à asseoir son pouvoir. Des troupes par ici, des chars par-là... et si l’offensive militaire russe lancée contre l’Ukraine découlait d’un mauvais calcul ?
Depuis son accession à la tête du Kremlin, Vladimir Poutine n’a qu’une seule ambition : ramener la Russie à son statut antérieur de grande puissance mondiale. L’éclatement de l’Union soviétique fut « la plus grande catastrophe géopolitique du [XXe] siècle », déclarait-il à l’occasion d’un discours à la Nation en 2005. Puis, pas plus tard qu’en juillet 2021, dans un long essai intitulé De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, il assure que les Russes et les Ukrainiens formaient un seul peuple, remettant en question à plusieurs reprises la souveraineté de l’Ukraine et accusant le pays d’être à la solde de « néonazis » contrôlés par des acteurs occidentaux.
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On l’aura vite compris, au nom de la grandeur russe, son objectif est de faire revenir Kyïv dans l’ancien giron soviétique et freiner l’expansion de l’OTAN dans l’ancien bloc de l’Est.
Tester pour mieux anticiper
Pour bien saisir ce qui se trame dans la tête de Poutine, il importe de se pencher sur l’une des théories fondamentales de la discipline des relations internationales, à savoir le néoréalisme. Variante du courant réaliste, l’école de pensée néoréaliste soutient que l’État souverain constitue le seul acteur d’importance sur la scène internationale et qu’il est par nature rationnel, au sens où il est disposé à choisir des options optimales permettant de maximiser son utilité, comprise comme étant son intérêt national. Partant du constat que le système international est anarchique, c’est-à-dire dépourvu d’une autorité centrale susceptible de faire respecter les règles et prévenir les conflits interétatiques, les États doivent constamment rester sur leurs gardes pour se protéger des autres États et s'assurer qu'ils disposent d'un pouvoir suffisant pour se défendre et garantir leur propre survie.
Le politologue John Mearsheimer va plus loin en proposant la lentille du réalisme offensif qui observe que le seul moyen pour un État de répondre à l’impératif de sécurité dans un tel système anarchique pétri d’incertitudes quant aux intentions des autres États est de chercher à devenir une puissance hégémonique, et ce, non par la recherche d’équilibre des puissances, mais plutôt par l’entremise de l’acquisition d’autant de puissance possible, généralement traduite par des politiques militaires et économiques offensives et expansionnistes.
Les agissements de la Russie de Poutine dans sa politique étrangère semblent conformes aux prescriptions du réalisme offensif. Cette stratégie passe par la prise en compte d’enseignements tirés quant aux réactions, forces et vulnérabilités du camp occidental après chaque tentative d’agression et de provocation entreprise. L’objectif ? Tester sa capacité de résistance et de résilience afin de mieux prévoir les coups lors de ses prochaines offensives.
La guerre russo-géorgienne de 2008, l’annexion de la Crimée en 2014, l’intervention militaire au Kazakhstan en janvier dernier, l’occupation par procuration des oblasts de Donetsk et de Louhansk permettent de relever deux observations au regard de la guerre actuelle: d’une part, si la Russie a cru bon de procéder à une violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine, c’est que les sanctions et condamnations précédentes du camp occidental n’ont pas été suffisamment convaincantes pour faire reculer les aspirations ataviques de Poutine; d’autre part, si le locataire du Kremlin a su engranger des gains en mobilisant un éventail de tactiques de déstabilisation dans son voisinage, son penchant pour les coups court-termistes masque l’absence d’une approche plus stratégique, reposant sur des objectifs à long terme.
Malgré toutes ses démonstrations de force, la Russie peine à offrir une alternative attractive aux anciens satellites soviétiques qu’elle tente de courtiser agressivement et qui semblent plutôt séduits par le tropisme occidental. La Russie de Poutine est capable d’intimider, mais pas de persuader.
Des sanctions économiques qui risquent d’être très douloureuses
Alors que Poutine se targuait du succès de sa stratégie de substitution des importations mise sur pied au lendemain de l’annexion de la Crimée en 2014 et de détenir d'importantes réserves financières, il semblerait qu’il n’aurait pas anticipé la force de frappe inédite des sanctions occidentales. Face à une dégringolade importante du rouble affectant le pouvoir d’achat des consommateurs russes, au retrait du groupe Sberbank – principale banque de Russie –, du marché européen, à une asphyxie progressive et de plus en plus sévère de l’économie russe, combien de temps encore l’autocrate russe pourrait-il résister à cette pression croissante ?
C’est qu’à force de vivre dans le passé, on finit par perdre le contact avec le présent. Poutine est peut-être un fin tacticien, mais il est loin d’être un habile stratège.

Amanda Fakihi, M.Sc. Science politique, Laval