Partir pour mieux revenir

Jacques Lanctôt
Ce lundi matin, il faisait beau et chaud à La Havane, comme toujours ou presque. Avec juste une petite brise, venue de la mer tout près, qui nous rappelle que Cuba est une île, et qui rend la chaleur plus supportable. Mon ex-beau-père, humoriste célèbre de la télévision cubaine, venait me chercher vers 15 h pour me conduire à la gare centrale d’autobus. Depuis qu’Air Transat a cessé ses vols vers La Havane, avec la fin de la haute saison touristique il y a quelques semaines, l’unique liaison entre Montréal et La Havane passe par Varadero. Il faut donc se rendre à l’aéroport de Varadero pour y prendre le vol vers Montréal, et le même circuit au retour.
La compagnie d’autobus Viazul offre un bon service vers Varadero et son aéroport, deux fois par jour en matinée et en fin d’après-midi. Toujours très ponctuel et sécuritaire. Un trajet de deux heures trente, suffisamment pour réfléchir au sens de la vie. Oui, encore à mon âge, je m’interroge sur le sens de la vie, parmi d’autres passagers, de nombreux Cubains lourdement chargés qui se rendent visiter de la famille ou qui profitent des rabais – jusqu’à 50% – pour se payer des vacances en bord de mer, et quelques étrangers, dont des Français enchantés de leur séjour et qui me racontent que depuis leur arrivée, ils n’ont séjourné que dans des «casas particulares», en d’autres mots, chez l’habitant. À Trinidad l’enchanteresse, où chaque pavé a son histoire à raconter; dans la Vieille Havane, ce musée à ciel ouvert où l’inattendu guette à chaque coin de rue; à Viñales la verte et ondoyante et apaisante; et maintenant à Varadero pour se baigner dans la mer, mais en évitant les hôtels tout-inclus «qui ne permettent pas de savoir comment vivent véritablement les Cubains».
Tous les Français rencontrés semblent du même avis. Ils adorent le principe des casas particulares, qui leur permet de découvrir de l’intérieur la vraie vie des locaux, et ont en horreur les hôtels 4 étoiles tout-inclus. Leur exotisme, leur dépaysement, ils les découvrent de cette façon, «a lo cubano», «tandis que vous, les Québécois, vous vous délectez dans des hôtels super luxueux et vous croyez ainsi connaître Cuba de l’intérieur...» Ils ont bien raison ces Français, on ne peut prétendre connaître Cuba en fréquentant de tels paradis, mais en même temps peut-on blâmer les humbles vacanciers québécois qui viennent se reposer pendant une semaine ou deux, pendant des vacances bien souvent fort courtes et toujours bien méritées? Sûrement pas.
Dans mes valises, je rapporte du rhum, en dépassant la limite permise. Mais comme ma fille actrice voyage avec moi et qu’elle ne rapporte aucune bouteille, je pourrai toujours me justifier, en invoquant le principe des vases communicants. Aussi du miel, le plus pur au monde, du café robuste, des capsules de moringa aux vertus miraculeuses, du chocolat cubain – au retour, je rapporterai, à la demande générale, du Nutella, c’est vous dire... – et des canettes de malta de la marque Bucanero, la préférée de mes deux enfants créoles. Aussi, un petit colis, un bulto, des vêtements, costumes et chaussons de danse qu’une journaliste amie m’a demandé de remettre à sa fille bailarina demeurée à Montréal lors d’une tournée de sa troupe: «Elle en arrache», m’a-t-elle confié, «et elle aimerait bien fonder sa propre compagnie de danse, mais no es fácil». Et, finalement, muy importante, une courte lettre qu’une main amoureuse m’a écrite et glissée dans mon bagage à main, avec la recommandation de ne la lire qu’une fois dans l’avion.
Arrivé à l’aéroport, je descends de l’autobus. Je suis le seul à m’arrêter ici. Le chauffeur ouvre le compartiment des valises. Il doit pénétrer à l’intérieur des entrailles de la guagua (autobus, en cubain), car mes deux valises sont bien au fond. Je suis un peu embêté et empêtré avec celles-ci, mais aussitôt un préposé accourt avec un chariot pour y déposer mes deux valises et mon sac qui contient mes documents de voyage et mon ordinateur. Il me demande en anglais où je vais, mais je le prie de me parler en espagnol, por favor. Il me souhaite «buen viaje», en me faisant le V de la victoire.
Après avoir franchi tous les contrôles, je m’installe sur le tabouret d’un petit bar au centre de la salle d’attente, pour y siroter un dernier mojito. Autour de moi, j’entends parler des Québécois, ça me fait tout drôle. Aussi de nombreux Cubains, posés et dignes, qui semblent retourner au Québec, leur deuxième patrie.
Je suis à la fois triste et heureux. Triste, parce que je quitte cette ville que j’aime tant malgré toutes ses difficultés et ses problèmes propres à un pays du tiers-monde alors que je m’en vais rejoindre les miens dans l’opulent premier monde. Et heureux, parce que je retrouverai mes deux enfants créoles et quelques autres de ma nombreuse marmaille. Et aussi, heureux, car je sais que j’y retournerai bientôt.