Ovechkin vaut donc plus que Trifonov?

Guy Fournier
Demain et jeudi, le pianiste russe Daniil Trifonov donnera un récital à la Maison symphonique de Montréal.
La direction de l’OSM a décidé de ne pas annuler ces concerts comme elle l’avait fait, le mois dernier, pour un autre pianiste russe, Alexander Malofeev. Nos compatriotes d’origine ukrainienne ont aussitôt jeté les hauts cris et plusieurs milliers de Québécois, bouleversés par les images horribles de la guerre, ont fait de même. Dois-je cesser d’écouter Rachmaninov ? M’interdire de lire Dostoïevski ? Regretter d’avoir vu Ivanov de Tchekov au Monument-National, il y a quelques jours ?
Parce qu’elle afflige un peuple beaucoup plus près de nous que les Afghans ou les Yéménites, cette guerre infâme nous interroge plus que toute autre. Elle remet nos valeurs en question et fait sourdre d’incompressibles sentiments de culpabilité. Jusqu’où faut-il aller pour se montrer solidaires des Ukrainiens, attaqués si injustement ? Quand l’OSM a annulé abruptement le concert de Malofeev, qui avait déjà commencé à répéter à Montréal, j’ai d’abord cru la décision justifiée. Des articles scandalisés parus dans Le Figaro, le New York Times et d’autres quotidiens de cette importance m’ont fait réfléchir. Leurs commentaires ont aussi influencé la direction de l’OSM, qui a pris pour Trifonov une décision différente.
QUE FAIRE DE PLUS ?
Ce pianiste d’exception vit aux États-Unis depuis quelques années avec son épouse sud-américaine. Il a dénoncé la guerre sur Instagram. Pourrait-
il faire plus ? Toute sa famille, comme celle de Malofeev qui s’est aussi élevé publiquement contre la guerre, vit en Russie avec les risques que cela comporte. Selon le média économique en ligne Quartz, 20 000 artistes russes, Trifonov étant parmi les premiers, ont dénoncé jusqu’à maintenant la guerre en Ukraine.
Les récriminations contre l’OSM se sont un peu apaisées, ces derniers jours. La direction de l’orchestre a rayé du programme des concerts le mot « russe » et ajouté la pièce Prière pour l’Ukraine de Valentyn Silvestrov, le compositeur ukrainien contemporain le plus connu. S’il y a manifestation à la porte de la Maison symphonique, les organisateurs promettent qu’elle sera silencieuse.
C’est tout de même étonnant que des pianistes d’une telle renommée suscitent d’aussi vives réactions et soient les victimes d’autant de haine sur les réseaux sociaux, alors qu’une quarantaine de joueurs russes poursuivent leur lucrative carrière dans la Ligue nationale de hockey sans être vraiment ennuyés. Aucun amateur de hockey, que je sache, ne s’est encore élevé contre la présence d’Alexander Romanov à la ligne bleue du Canadien de Montréal. Chacun de ses bons coups est applaudi comme ils l’étaient avant l’invasion de l’Ukraine.
LA PETITE PLACE DE LA CULTURE
Plus étonnant encore, Alex Ovechkin, des Capitals de Washington, continue d’être ovationné à chaque but qu’il compte, même si ses excellentes relations avec Vladimir Poutine sont de notoriété publique. Il aurait même le numéro de téléphone personnel du président russe et celui-ci lui a donné un cadeau lors de son mariage en 2016. Ovechkin a vite rendu la politesse à son ami Poutine, car il a créé « Team Putin » l’année suivante. Ce club sélect, dont fait aussi partie Evgeni Malkin, vedette des Pingouins de
Pittsburgh, a pour mission de soutenir publiquement le président russe. Ovechkin continue de faire la promotion de « Team Putin » auprès du million de fidèles qui le suivent sur Instagram.
Cette étonnante liberté dont jouissent malgré la guerre les vedettes sportives originaires de Russie et les ennuis que subissent leurs compatriotes des arts et des lettres en disent long sur la place secondaire qu’occupe la culture dans notre monde.