Ottawa forcera Facebook et Google à payer les médias canadiens
Raphaël Pirro
Le gouvernement Trudeau a déposé un projet de loi visant à mettre fin à la saignée de l’industrie journalistique du pays en forçant les géants du Web, nommément Google et Facebook, à redistribuer une part des profits engrangés sur son dos. Il s’agit d’une révolution qui pourrait renverser une tendance ayant commencé il y a maintenant une quinzaine d’années, où ces entreprises ont pris le quasi-monopole du marché publicitaire en ligne.
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UNE PETITE RÉVOLUTION
Le projet de loi C-18 vise à forcer la main des plateformes qui dominent le marché publicitaire en ligne pour qu’elles entament des négociations avec les médias du pays dans un délai de six mois après son adoption au Parlement.
Les entreprises médiatiques, de Radio-Canada/CBC jusqu’à Québecor, en passant par les magazines et hebdomadaires régionaux avec au moins deux journalistes en poste au Canada, seront éligibles à l’obtention d’un accord négocié.
Petites et grandes organisations pourront s’unir pour mener des négociations collectives, plutôt que d’avoir à négocier avec les plateformes chacune de leur côté.
Ces plateformes pourront être exemptées si elles parviennent à un accord à l’intérieur du délai prescrit, accord qui devra toutefois correspondre à des critères érigés en vertu d’un code de conduite.
Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a été sélectionné comme entité responsable pour chapeauter le processus de négociation et accorder les exemptions là où elles sont applicables.
Examen annuel
Un examen annuel avec un vérificateur indépendant devrait avoir lieu afin de s’assurer du respect des ententes signées.
Dans le cas où les parties ne parviennent pas à une entente au terme du délai de 12 mois, les entreprises pourront faire une demande d’arbitrage qui sera aussi guidé par le CRTC.
« Grâce à cette loi, les géants du Web vont devoir rendre des comptes, contribuer à la mise en place d’un écosystème de nouvelles qui soit plus équitable, un écosystème qui soutient l’indépendance de la liberté de la presse, un écosystème qui renforce notre démocratie », a déclaré le ministre du Patrimoine, Pablo Rodriguez.
L’AUSTRALIE, UNE PIONNIÈRE
Avant le Canada, c’est l’Australie, précurseure en la matière, qui a ouvert le bal en s’attaquant de front aux géants du Web, au grand dam de ces derniers.
La loi, en vigueur depuis le 2 mars 2021, avait suscité l’opprobre de Facebook, qui avait effacé toute nouvelle de sa page d’actualité pendant neuf jours, au mois de février.
Google avait menacé de bloquer l’accès à son moteur de recherche, sans mettre la menace à exécution.
Le gouvernement australien n’a pas cédé, la loi est entrée en vigueur et les deux géants ont été forcés de négocier des ententes avec les médias du pays. Techniquement, la loi n’a jamais été appliquée en tant que telle puisque les entreprises ont jugé préférable d’entamer les négociations plutôt que d’y être soumises de force.
Étant donné la nature secrète de ces ententes, la loi australienne a été critiquée pour son opacité, rendant les retombées directes plus difficiles à calculer.
Transparence
Si le gouvernement canadien s’est largement inspiré de l’exemple australien pour développer son projet de loi, il s’en distingue de quelques manières.
« Nous voulons que ce régime soit aussi transparent que possible », a souligné Pablo Rodriguez.
Les ententes signées au Canada doivent correspondre à une série de critères pour être valables, dont une redistribution « juste » des profits ainsi qu’une obligation de réinvestir les sommes dans la production de contenu journalistique, incluant les nouvelles locales.
BEAUCOUP D’ARGENT EN JEU
150 M$ à 200 M$
Montant que pourrait rapporter la loi à l’industrie journalistique sur une base annuelle.
80 %
Proportion du marché des revenus publicitaires accaparé par les deux géants Google et Facebook au Canada en 2020, évalués à 10 G$.
-51 %
Chute des revenus de l’industrie de la presse au Canada entre 2008 et 2018, l’équivalent d’une baisse de 5,5 G$ à 2,7 G$.
451
Nombre d’entreprises médiatiques qui ont mis la clé sous la porte au Canada entre 2008 et 2021.
CE QU’ILS ONT DIT
« Les conservateurs du Canada croient que les médias canadiens devraient être rémunérés équitablement pour l’utilisation de leur contenu par des plateformes comme Google et Facebook »
– John Nater, porte-parole du Parti conservateur en matière de Patrimoine canadien
« L’absence de règles du jeu équitables entraîne la fermeture de nombreux médias locaux et fait de la diffusion de fausses nouvelles une pandémie à part entière »
– Peter Julian, porte-parole du NPD en matière de Patrimoine canadien
« On ne pourra pas dire que [le projet de loi] arrive trop tôt, d’une part. D’autre part, on considère que c’est un pas dans la bonne direction »
– Christine Normandin, députée du Bloc Québécois
« Ce projet de loi reconnaît que l’exploitation et la diffusion de contenus d’information sans rémunération par les plateformes étrangères sont inéquitables et préjudiciables à la collectivité »
– Pierre Karl Péladeau, président et chef de la direction de Québecor (propriétaire du Journal de Montréal et du Journal de Québec)