Ne rien comprendre au monde actuel avec Isabelle Hachey


Mathieu Bock-Côté
Après m’avoir contacté, la chroniqueuse de La Presse Isabelle Hachey, jeudi, m’a envoyé ses questions à propos de mon dernier livre, Le totalitarisme sans le goulag. Elles portaient toutes sur le contenu de l’ouvrage, sauf la dernière, qui dit bien l’état d’esprit avec lequel elle a abordé mon travail.
Je me permets de la reproduire puisqu’elle a oublié de la citer dans sa chronique:
«Enfin, de façon plus générale: en tant que sociologue, pourquoi ne pas vérifier davantage ce genre d'informations avant de les utiliser pour fonder une thèse aussi grave que celle proposée dans votre essai?»
Ce à quoi je lui répondais: «Je note donc d’abord que votre chronique s’inscrit sous le signe de l’attaque frontale, puisque vous n’avez même pas pris la peine d’attendre mes réponses avant de m’écrire [les propos tout juste cités]. J’en conclus qu’il s’agit d’un article à charge. En tant que journaliste, pourquoi ne pas attendre la réponse de votre interviewé avant d’en arriver à une conclusion aussi grave que celle qui est suggérée par vos questions?»
Autrement dit, avant même d’avoir mes réponses, elle était certaine de sa conclusion. Que penser d’une journaliste qui tire des conclusions aussi graves sur l’éthique professionnelle d’un essayiste, quand elle ne fait pas elle-même preuve de la prudence élémentaire, qui veut qu’on doive attendre les réponses de l’autre avant de conclure à quoi que ce soit?
Mais venons-en à l’essentiel. Je ne réponds habituellement pas à de telles attaques, mais j’ai décidé de faire exception, cette fois, tellement Isabelle Hachey fait preuve de mauvaise foi dans la lecture de mon livre et déforme la signification de certains exemples que j'y donne.
Je concentrerai l’essentiel de ma réponse sur ses exemples liés à la théorie du genre.
- Écoutez la rencontre Mathieu Bock-Côté et Richard Martineau via QUB :
Fondamentaux
Toute occupée à raconter ces exemples dans le moindre détail, croyant par là les invalider et les disqualifier, elle en vient à négliger ce qu’ils ont en commun, et ce en quoi ils sont fondamentaux: chaque fois, la personne sanctionnée l’a été pour s’être opposée à la théorie du genre.
Loin de décontextualiser ces événements, comme Hachey me le reproche, je les inscris dans le grand contexte qui les éclaire: le surgissement, la normalisation, l’institutionnalisation puis la radicalisation autoritaire de la théorie du genre dans les sociétés occidentales, théorie absolument inédite à l’échelle de l’histoire de notre civilisation (et du monde) qui postule que le masculin et le féminin sont des constructions sociales intégrales, et qu’il suffit de se dire d’un sexe pour en être, dans la mesure où le ressenti de genre serait plus important que le corps sexué, l’anatomie devenant une forme de carcasse réactionnaire.
Je parle de l’émergence de cette théorie avec ce que tout cela entraîne en matière de répression des discours et d’entrave à la liberté d’expression.
C’est le cas au Canada quand un père est contraint par les tribunaux de se taire à propos du changement de sexe de son enfant. C’est le cas en Irlande quand un professeur dans une école catholique refuse de se soumettre à l’utilisation concrètement obligatoire des nouveaux pronoms. C’est le cas en Ontario quand un élève s’oppose à ce que des garçons qui s’identifient comme filles puissent utiliser les toilettes des filles. C’était aussi le cas, récemment, au Québec, dans un exemple postérieur à la publication du livre, quand un médecin a été radié pour trois mois parce qu’il s’entêtait à voir chez sa patiente qui venait d’engager une transition sociale une femme et non un homme, car du point de vue de ce médecin, il ne suffisait pas de se dire d’un nouveau «genre» pour abolir la biologie.
Et ainsi de suite.
- Écoutez la rencontre Mathieu Bock-Côté et Richard Martineau via QUB :
Punition
Évidemment, la punition pour délit d’opinion n’est pas toujours «directe» – elle prend souvent le détour d’arguties administratives ou de ce qu’on pourrait appeler une forme de ruse juridique. Je prends d’ailleurs la peine d’ajouter, dans le livre, que ces punitions sont souvent imposées de manière détournée (je le note en particulier pour le professeur irlandais ou de l’élève ontarien, où je parle, à la page 186, de punitions «à demi avouées»).
Je vais résumer la chose pour qu’on comprenne bien la dynamique idéologique qui traverse nos sociétés: imaginons qu’un employé se fasse imposer une séance de formation sur la théorie du genre en entreprise – ou encore une formation EDI. Il refuse de s’y présenter parce qu’il juge que c’est du délire. Il est convoqué par les ressources humaines, qui lui reprochent son manque d’esprit coopératif. Il explique que non, il ne se rendra pas sur l’heure du dîner à une formation où on risque de lui expliquer qu’un homme peut accoucher (non plus qu’à une formation où on explique comme allant de soi que le Canada ou le Québec sont des sociétés soumises à la suprématie blanche). Le directeur des ressources humaines, surtout s’il est lui-même animé par l’esprit EDI, voit dans ce refus une forme d’intolérance, et surtout d’insubordination – et l’employé est alors viré pour insubordination. Isabelle Hachey dira ici très probablement qu’il a été viré non pour son opposition à la théorie du genre, mais parce qu’il n’a pas respecté ses obligations au travail. Et accusera le chroniqueur dont l’interprétation va au-delà de ce détail, de faire dans l’industrie des fake news, de ne pas proposer «un portrait factuel complet», comme s’il voulait cacher des informations, cacher «toute» la vérité pour mieux manipuler le public.
Intimidation
Ce que ne voit pas Isabelle Hachey, c’est un mécanisme répressif direct et indirect qui se met en place. Sa puissance d’intimidation est bien réelle et le commun des mortels, pour éviter d’avoir des soucis, préférera souvent se taire. Dès lors, ce sont seulement les individus les plus ouvertement hostiles à l’idéologie dominante qui se manifestent, souvent ceux qui ont des convictions très fortes, avec la part d’outrance qui peut les accompagner, ce qui rend leur caricature plus facile. Ce qui ne change toutefois rien au fond des choses.
Mais Isabelle Hachey n’y voit rien. Mais absolument rien. Circulez, y a rien à voir.
Il faut dire qu’au moment de l’affaire Mx, en septembre 2023, je parle de cette enseignante «non binaire» qui demandait qu’on l’appelle Mx plutôt que Madame, elle n’y voyait aucun problème, et se montrait étrangère à la signification idéologique de ce basculement – elle y voyait une forme d’ajustement pragmatique aux exigences de ce qu’on appelle la non-binarité. La théorie du genre s’est imposée ainsi dans les écoles sans la moindre discussion – la discussion était jugée globalement illégitime. En fait, Isabelle Hachey s’inquiétait surtout qu’un parent d’élève s’en inquiète. Cela en dit beaucoup sur ses préjugés idéologiques.
De même, quand la conférence du jeune intellectuel Philippe Lorange devant l’Association des médecins psychiatres du Québec fut annulée sous la pression de participants qui se sentaient menacés par sa présence (en gros, on lui reprochait de ne pas penser ce qu’il devrait penser), elle a refusé d’y voir une forme de censure. Elle s’est contentée d’y voir un déficit de dialogue. Il faut lire la réponse de Philippe Lorange à cette autre chronique d’Isabelle Hachey pour s’en convaincre.
De même, au moment de l’affaire Lieutenant-Duval, elle expliquait que les gens appartenant globalement au courant qu’on pourrait qualifier de conservateur n’étaient pas de vrais défenseurs de la liberté de l’enseignement. «À l’autre bout du spectre, il s’en trouve pour s’indigner avec eux, mais d’une indignation de façade. Ces gens-là se moquent bien de la liberté de l’enseignement. Ils ont sauté sur l’affaire pour ressasser leurs obsessions sur le racisme systémique, le multiculturalisme, les islamo-gauchistes et la bien-pensance...» Je me demande encore de quel droit elle se permettait d’affirmer qu’il s’agissait d’une indignation de façade et que nous nous moquions de la liberté d’enseignement.
Il y a manifestement un problème dans la grille de lecture d’Isabelle Hachey, qui accuse toujours les nationalistes «conservateurs» de rabâcher quelque chose de malsain – c'est évidemment son droit, mais il est temps de nommer son biais et son manque d’objectivité journalistique. Je note en passant que les conservateurs en question ont dénoncé avec des années d’avance dans de nombreux ouvrages certaines tendances idéologiques dont Isabelle Hachey s’est inquiétée bien plus tardivement, et sur lesquelles elle a construit sa notoriété ces dernières années.
Dans un contexte où le journalisme est en crise, les lecteurs de La Presse ont le droit de savoir à qui ils ont affaire.
Un début de réponse se trouve dans le passage de son texte à charge sur l’Initiative du siècle. Ce projet prône l’augmentation radicale de l’immigration, pour faire passer la population du Canada à 100 millions d’ici la fin du siècle. Elle essaie de me faire passer pour un démagogue qui balancerait des approximations « non vérifiées » : selon elle, le gouvernement fédéral n’en aurait pas fait une politique, comme je le prétends dans mon livre, sous le prétexte... qu’il ne l’aurait pas endossée ni revendiquée officiellement (!).
Il me semblait pourtant qu’un principe fondamental du journalisme consiste à ne pas juger d’un gouvernement selon ce qu’il dit, mais selon ce qu’il fait. Le discours est une chose, l’action en est une autre. C’est la base du doute méthodique pour s’approcher au plus près de la vérité (à laquelle personne ne peut accéder totalement). Isabelle Hachey m’accusera-t-elle de conspirationnisme parce que je pousse l’analyse au-delà des lignes du gouvernement ? Parce que je préfère le juger sur les actes plutôt que sur les mots ?
Idéologie diversitaire
Isabelle Hachey, avec sa chronique, nous rappelle ce qu’est trop souvent le pseudo « fact-checking » : non pas une entreprise de correction factuelle, mais un procédé visant à empêcher de réfléchir à la signification des événements, à leur portée sociologique. Il s’agit en fait d’une technique de contrôle du débat public pour en maîtriser les termes et éviter qu’il ne sorte des paramètres de ce que j’appelle l’idéologie diversitaire. Isabelle Hachey ne corrige pas les erreurs en rapport avec les faits : elle fixe leur seule interprétation autorisée.
Au terme de cela, je suis obligé de conclure une chose simple : Isabelle Hachey, croyant déconstruire ma thèse, confirme surtout qu’elle participe au système que je dénonce. Ceux qui la lisent depuis longtemps le savaient déjà.