«Maîtres chez nous»: quand un cri de résistance devient un outil électoral

Simon-Pierre Thibeault
Pendant la campagne électorale de 2025, on a vu les deux grands aspirants au poste de premier ministre du Canada reprendre à tour de rôle l’expression «Maîtres chez nous». Chacun voulait montrer qu’il allait défendre la souveraineté du pays face aux pressions économiques et politiques des États-Unis. Sur la scène, devant les caméras, ça sonnait bien. Fort. Fier. Canadien. Mais ce slogan-là ne vient pas d’une tradition fédérale ou pancanadienne. Il vient d’ailleurs. Il vient d’ici.
«Maîtres chez nous», ce n’est pas juste un slogan accrocheur. C’est un morceau de mémoire collective, un symbole profondément ancré dans l’histoire du Québec. Il a été popularisé pendant la Révolution tranquille, mais ses racines remontent encore plus loin, à Lionel Groulx, qui écrivait en 1937:
«Le seul choix qui nous reste est celui-ci: ou redevenir les maîtres chez nous, ou nous résigner à jamais aux destinées d’un peuple de serfs.»
Libération
Ce n’est pas rien. Ce cri venait d’un sentiment d’injustice, d’un appel à l’émancipation collective des Canadiens français, dominés économiquement, culturellement et politiquement dans leur propre pays. Pour Groulx et pour bien d'autres après lui, «Maîtres chez nous», c’était un projet de libération, pas un accessoire de campagne.
Alors, quand un premier ministre fédéral anglophone, représentant un État qui a souvent ignoré ou marginalisé les revendications du Québec, s’approprie cette expression sans en reconnaître le sens profond, ça dérange. Et avec raison. Ce n’est pas juste un emprunt maladroit: c’est une forme d’appropriation symbolique, une manière de récupérer un outil de résistance pour le transformer en simple argument électoral.
Marketing électoral
C’est un peu comme si le dominant reprenait le cri de l’opprimé. En agissant ainsi, on désarme l’expression de sa charge subversive, tout en balayant sous le tapis le conflit historique entre la majorité anglophone et la minorité francophone. On efface, du même coup, les luttes acharnées qui ont permis au Québec de reconquérir un peu de contrôle sur sa culture, son économie et ses institutions.
C’est un usage décontextualisé, voire cynique, qui transforme une formule chargée de sens en un simple outil de marketing électoral. En reprenant ce slogan sans respect pour son ancrage historique, on désarme son potentiel critique, on le dépouille de sa mémoire.
En conclusion, ce n’est peut-être pas de l’appropriation culturelle au sens folklorique ou ethnique du terme, mais c’en est une, sans aucun doute, sur le plan politique et identitaire, là où le pouvoir se réécrit en s’appropriant les symboles de la résistance. Car à travers cette récupération, ce n’est pas seulement une formule que l’on détourne: c’est une lutte que l’on efface, une mémoire que l’on reconfigure, un peuple que l’on réduit au silence. Et cela, au nom de quoi? De l’unité canadienne, qu’on espère ainsi renforcer.

Simon-Pierre Thibeault
Étudiant en sciences sociales à l’Université Laval