Lisez un extrait exclusif du livre «Rita enquête»

1
Ça recommence. Minuit et quart. Le petit gars du McDonald’s part le compresseur à vidanges dans le parking. Ça fait un bruit à ressusciter les morts. Même les fenêtres fermées, je l’entends. Trop bien. Y a des choses étranges qui se passent en bas, dans le parking du McDonald’s, à côté du bloc.
Je me suis déjà plainte au gérant en achetant mon café. Plusieurs fois. La nuit, c’est pas une heure pour réveiller le monde. Il me regarde avec sa face de fendant.
« Oui, madame, on va faire attention. » Mais pas pantoute. On prend jamais ça au sérieux, les vieilles femmes.
J’ai décidé de leur monter un dossier. J’écris les heures dans mon carnet. En plus, y a souvent quelqu’un qui vient rejoindre le petit gars dans le parking. Ils jasent pas longtemps. Ils ont l’air de trafiquer de la drogue.
En tout cas, on verra ben ce que ça va donner. Je suis plus toute seule sur le cas. J’ai mobilisé deux couples d’amis de la gang des joueurs de cartes. Ils checkent de leur bord aussi.
Je suis pas capable de me rendormir. Déjà que je dormais juste d’un œil. Je stresse en pensant à demain. En principe, je devais aller chez le notaire pour mon testament. Mais y a quelques semaines, j’ai reçu une lettre... Juste à voir l’enveloppe, j’étais ben intriguée. Ça disait que ça venait du shérif. « C’est quoi cette affaire-là ? On est pas au temps des cowboys, que je sache. » C’était ben adressé à mon nom, Rita Deschamps, avec la bonne adresse, 6465, rue Sherbrooke Est.
J’ai ouvert l’enveloppe. Le cœur m’a fait un tour. On me convoquait comme jurée dans un procès.
Procès.
Jurée.
Moi, à quatre-vingt-deux ans ?
Me semblait que ça avait pas de bon sens. En même temps, ça m’excitait. Heille... Assister à un vrai procès, pas à tévé comme d’habitude. Être là, pis décider du sort d’un homme. Ou d’une femme. Tenir la liberté de quelqu’un entre tes mains.
Après, j’ai vu la date au milieu de la feuille :
29 janvier 2020. Ça m’a frappée parce que c’était le même jour que mon rendez-vous chez le notaire. Ça m’adonnait pas pantoute.
Pis là, plus bas, c’était mentionné que c’était un procès pour meurtre !
« Sont malades. » C’est ça que j’ai pensé. « Voyons donc, faire ça à une femme de mon âge. »
J’ai laissé tomber la lettre sur mes genoux, baissé mes lunettes, pis j’ai regardé les meubles de mon appartement. « Si je reste ici, je vais finir comme eux autres. Toujours les mêmes, toujours pareil. » Y a juste la poussière qui se renouvelle.
Pis c’est là que je me suis dit : « Rita, c’est le temps de t’épousseter. » Je vais y aller au palais de justice !
Quatre heures du matin, je dors toujours pas. Je regarde dehors, par la fenêtre du boudoir. Je regarde le plus loin possible. Je contemple la rue Sherbrooke vers l’ouest, le stade olympique... J’habite au der- nier étage. On voit bien quand y a pas de nuages dans ma tête.
Charles, mon plus jeune, il m’avait fait un brico- lage quand il était à la petite école. Un calendrier collé sur une feuille de jute. Au-dessus, il avait découpé dans de la feutrine une bonne femme qui regardait la lune par la fenêtre. C’était moi. Quand il était petit, il aimait ça venir s’asseoir avec moi sur mon grand lit. On checkait dehors, derrière les rideaux transparents.
Je l’ai encore, son calendrier. Je l’ai accroché à côté de la fenêtre du boudoir. Je pense à lui, des fois. Pis à Sylvain, mon plus vieux. À mon mari aussi, quand il était vivant. Pis à quand on avait la maison, à quelques rues d’ici.
J’arrive au palais de justice, je suis un peu perdue. Une femme honnête comme moi, c’est ben certain que j’étais jamais allée là. J’ai jamais rien volé, sauf un bonbon, une fois, au magasin général du village, quand j’étais petite.
C’est grand, le palais de justice. Je suis plantée là, juste après les portes. Je regarde en haut sur les étages. Du monde bien habillé, d’autres avec des beaux manteaux d’hiver passent sans me voir, me frôlent sans s’excuser. Je sais pas pourquoi, j’ai un peu peur. J’ai rien fait, mais je me sens comme une criminelle, une exclue.
Je demande mon chemin au gardien de sécurité. Il me traite pas comme une petite vieille sourde pis sénile. Ça fait du bien, de temps en temps, de se faire adresser la parole comme une personne normale. Je le fais répéter ses indications, mais je suis pas sourde. J’ai des acouphènes. J’entends ciller dans l’oreille droite comme si quelqu’un, quelque part, parlait tout le temps de moi. J’espère juste que c’est en bien, au moins...
Au détour d’un corridor, il y a une longue file d’attente. Ç’a pas été long que les gens se sont mis à entrer dans la salle. Chacun peut se choisir une place où s’asseoir même si on est nombreux. C’est une salle immense. En tout cas, pas mal plus grande que ce qu’on voit dans les téléromans. Je remarque qu’il y a pas beaucoup de têtes grises. Moi, ça paraît pas, je me teins les cheveux. Mais je commence à être tannée. Je sais même plus c’est quoi ma couleur naturelle depuis le temps. J’ai juste des photos en noir et blanc de ma jeunesse.
Le juge entre. Personne nous demande de nous lever comme dans les films. Il explique comment ça va se passer. Il a l’air d’un gars qui a une partie de golf de prévue dans pas long. Assez vite, il en vient à réciter les conditions pour pas être choisi juré :
– vous êtes âgé de soixante-cinq ans ou plus, ou votre conjoint l’est ;
– vous êtes atteint d’un handicap physique ou sensoriel ;
– vous avez des problèmes de santé sérieux ;
– vous avez des responsabilités familiales trop importantes...
On sent du soulagement un peu partout dans la salle. Mais moi, je veux être sélectionnée ! Quand ils finissent par crier mon nom, je le vois ben dans les yeux du juge à quoi il pense.
Le pire, c’est qu’il réussit à me convaincre. Pourtant, je m’étais préparée un petit speech dans ma tête, avant de venir. J’avais plein de bons argu- ments : la sagesse des personnes âgées ; les vieux qui ont construit le Québec ; l’expérience de la vie... Mais. Ben oui, des fois j’ai de la misère à marcher, telle- ment que des jours je sors pas. Pis mon côlon irritable m’empêche aussi des fois d’aller plus loin que la toilette chez nous.
Je suis tellement déçue.
J’ai un peu mal à la hanche. Avant de sortir, je vais m’asseoir sur un banc. À côté, sur l’autre banc, y a un homme pis deux femmes qui jasent ensemble à voix basse. Je fouille dans ma sacoche pour prendre un Kleenex. L’émotion me coule par le nez pis les yeux.
— Quelque chose qui va pas, madame ?
Je réponds pas. Pas tout de suite en tout cas. Je me mouche avant, t’sais.
— Non, merci, ça va. C’est niaiseux...
— Qu’est-ce qui est niaiseux ? me demande l’autre femme.
J’hésite à raconter ma vie à des étrangers. Mais quand on est vieux, on a rien que ça à faire. En met- tant mon vieux mouchoir dans un coin de ma sacoche, je me retourne pour les regarder. Les deux femmes ont l’air un peu plus jeunes que moi. Peut-être dans les débuts soixante-dix ans. Elles ont quand même du beau linge. Les deux portent un Kanuk, avec une cein- ture, comme moi. Un vert, un gris. Le mien est bleu. L’autre différence, c’est qu’elles sont en souliers de course. Drôle d’idée en hiver. Le monsieur prend pas mal de place sur le banc. Il a pas un poil sur le coco. On dirait M. Net à la retraite. Le même sourire propre. Il sent d’ailleurs un peu le citron.
— C’est juste que je pensais que j’allais être choisie pour être jurée, mais le juge me trouve trop vieille.
— Il a dit ça ?! — Quel juge ?
— Campeau, je pense.
— Ah ! lui... Faites-vous-en pas, madame, m’a répondu M. Net. C’est comme vous avez dit : niaiseux.
On se met tous à rire. Ça fait du bien, le temps que ça dure.
— Moi, c’est Robert. Je travaillais ici avant.
— En voyant mes sourcils perplexes, Robert pré- cise qu’il était agent de sécurité.
— Moi, c’est Louise.
— Et moi, Irène. On travaillait pas ici avant.
On rit encore, sauf que je sais pas trop pourquoi.
C’est pas grave, on a pas besoin de raison.
— Louise, c’est ma sœur, et Irène, c’est sa meilleure amie. On est comme un trio au McDo.
— C’est lui, la patate, ajoute Louise avec un sourire en coin pas méchant.
C’est vrai que Robert est assez corpulent. Louise donne pas sa place non plus.
— Aimeriez-vous ça assister à un vrai procès ? me lance Irène.
— Euh... oui.
De sa sacoche, elle sort une grande feuille.
— Ça, c’est le menu du jour. Qu’est-ce qui vous tenterait : meurtre, viol, fraude ?
— Si j’étais vous, intervient Robert, je prendrais le procès pour fraude. C’est le juge Dionne. Quand les avocats niaisent avec le puck, il te les ramène solide. — C’est vrai, ajoute Louise, il donne toujours un bon show.
C’est comme ça que je me suis retrouvée à assister à mon premier procès pour vrai. J’ai rien à faire de mon après-midi de toute façon. La salle d’audience est pas grande comme celle du choix des jurés. Des ran- gées de bancs en bois à gauche pis à droite, comme à l’église. Il manque juste le prie-Dieu. On dit qu’on a séparé l’Église de l’État. Pas tant que ça, je trouve. Un procès, c’est aussi une cérémonie. Le juge arrive habillé en robe, comme le curé. Les avocats aussi, comme les servants de messe. Le monde doit se lever, s’asseoir, obéir, bien se tenir. Et jurer sur la Bible.
J’observe la femme du côté de la Couronne. Elle a tellement l’air fatiguée. Les épaules basses, elle regarde partout ailleurs pour pas voir son bourreau.
Tandis que du côté de la défense, la crapule paraît sûr de lui. Ça doit être comme ça qu’il attrape ses victimes. Il contrôle toujours la situation. On dirait qu’il est habitué de se faire prendre pis de s’en sortir.
Le juge annonce les motifs de l’accusation. L’escroc sourit, fier de lui. Mes yeux vont de lui à elle, comme dans un match de tennis. Elle essaie de rester digne. De pas pleurer. De pas se cacher le visage dans ses mains. De pas partir à courir. Loin.
Le bandit lui a volé deux cent mille piastres. Toutes ses économies. Toute une vie à gratter ses cennes pour ses vieux jours. Pis quand ils arrivent, pouf ! elle se les fait piquer par un beau parleur. Il disait placer son argent dans des condos en Floride. Elle allait faire fortune, tripler son magot. Pis passer le reste de sa vie au soleil. Avec lui. J’espère que c’est à l’ombre qu’il va finir. Mais je me fais pas trop d’illusions. Les bandits à cravate pis les smattes de la parlure, ça se faufile facilement derrière des barreaux. Des vraies couleuvres.
C’est déjà l’heure du dîner. Mes nouveaux amis veulent que j’aille au restaurant avec eux pis retourner au procès après. Mais j’ai juste le goût de m’en aller chez nous. Ça suffit les émotions pour aujourd’hui. Je leur promets de revenir. Ç’a quand même fait du bien, même si c’était un peu triste. Ça change le mal de place, comme on dit.
Des fois, je suis tannée de me faire à manger. Je pren- drais une pilule à la place. Me semble que ce serait moins compliqué. Surtout quand tu vis toute seule. Avant, avec les enfants pis Henri, j’avais pas le choix. Il fallait que je prépare des repas un peu différents chaque fois. N’empêche, on en a-tu mangé de la viande pis des patates !
Je me fais un hot-chicken. J’achète un poulet déjà cuit à l’épicerie, je le défais en petits morceaux que je mets dans des sacs Ziploc, pis je les congèle. Sinon, je les perdrais. Je les dégèle en petites portions au micro- ondes pendant que ma canne de sauce St-Hubert BBQ réchauffe dans un petit chaudron sur le poêle. C’est presque pareil qu’au restaurant. Pis j’ai pas besoin de laisser de pourboire. C’est moi la cook pis la waitress. Sauf que j’ai personne avec qui discuter. Des fois, c’est mieux de même.
Ça m’arrive d’aller dîner au restaurant du centre d’achats Domaine, en face de chez nous. Y a du monde, tu peux jaser. Mais j’ai pas toujours envie de les entendre se plaindre de leurs petits bobos. Pas besoin de les répéter à tous ceux qui passent à deux pieds de toi. Les vieux, c’est fatigant pour ça. Je suis vieille moi aussi, pis j’en parle pas à la planète entière. Avant, j’avais mon voisin d’en face dans le corridor.
On placotait. Il ressemblait au beau parleur du procès d’à matin. Il lisait Le Devoir. Son excuse pour venir me voir, c’était de me prêter son journal. En échange, je lui laissais ma Presse, dans le temps qu’elle était encore en papier.
J’aime lire les nouvelles, me tenir au courant. J’ai toujours été de même. Ça garde le cerveau en forme. Je regarde aussi le téléjournal, à RDI. Le matin, le soir. Mais pas l’après-midi. Je lis des romans.
Des fois, je faisais juste ouvrir ma porte pour aller faire mon lavage au bout du corridor, pis je voyais mon voisin sortir en même temps. Je pense qu’il m’espionnait. Il s’ennuyait. Je savais ben qu’est-ce qu’il voulait... Mais non, monsieur ! Je serai plus jamais la bonne d’un autre. Pis pas question de le laisser grimper dans mon lit.
C’était un homme intéressant, quand même. Il avait été professeur d’histoire. Fait que c’est sûr qu’il s’exprimait bien. Il avait le tour. Cultivé, gentil, prévenant. Tout le contraire de mon Henri, mettons. Mais je restais sur mes gardes.
Sauf une fois.
Je revenais de l’épicerie. Il m’avait entendu débarrer ma serrure, j’imagine. Il a ouvert sa porte. Ça sentait bon chez lui.
— Je me suis lancé dans la confection de lasagne maison. J’en ai bien trop fait. Voudriez-vous partager ma table, madame Deschamps ?
J’ai hésité. J’avais faim. Pis ça me tentait moyen de me préparer à souper. J’ai sauté sur l’occasion qui fait le larron.
Son repas sentait encore meilleur dans sa cuisine.
— Je me suis permis d’ouvrir une bouteille. Un merlot. Vous en prendriez bien une goutte ?
Il m’a versé un verre. Méchante grosse goutte. — Oui, oui. Volontiers.
J’essayais de bien parler. Je pense qu’il a remarqué. Je l’ai vu sourire. Mais pas méchamment. On s’est assis. Il m’a servi une pleine assiette. J’ai rien dit, mais c’était ben que trop. On a bu du vin. Il m’a parlé de ses voyages, en Afrique, en Europe... Moi, avec Henri, le plus exotique qu’on est allés, c’est en Martinique une fois. Sinon, chez mon cousin américain dans le Massachusetts, l’été. Pas de safaris ou de visites de musées.
On était rendus sur son divan. Assis pas mal proches. Il me montrait ses photos de vacances. La bouteille de vin était vide. Il m’a offert un digestif. Pis à un moment donné, je sais pas si c’est l’alcool qui m’a rendue semblable à la bête, comme nous prévenaient les curés dans le temps, on s’est embrassés. J’aurais jamais cru.
Je te dis que ses bonnes manières ont pris le bord assez vite. Ses mains se promenaient partout sur moi comme sur une autoroute. Il murmurait mon prénom tout bas dans mes oreilles en soufflant comme un bœuf.
— Rita... Rita...
Je me suis levée d’un bond. Ça allait trop vite. La tête me tournait. Une chance, je restais juste la porte en face.
Le lendemain, j’ai vu qu’il avait laissé son Devoir sur le pas de ma porte. Je l’ai pas ramassé. Les jour- naux se sont empilés comme ça durant quelques jours. Il a fini par les récupérer. Je voulais pas me laisser avoir par un charmeur. J’aurais peut-être dû.
Puis il est parti vivre dans une résidence. C’est sa fille qui me l’a dit. Son père m’avait écrit une carte. « Merci pour les bons moments. Au plaisir de se revoir, peut-être, un jour. » Il avait mis deux becs. Pourtant, on s’en était donné juste un. Sa fille m’a donné son adresse pis son numéro de téléphone. Je sais plus où j’ai mis ça. J’ai quand même conservé sa carte, dans le tiroir de ma table de nuit. Juste à côté de moi dans mon lit. En souvenir de ce qui aurait pu être. En sou- venir de rien, finalement.
23 h 45
Le petit gars du McDonald’s part le compresseur à vidanges.
Y a une auto qui vient se stationner à côté.
Un jeune en sort. Il a un capuchon gris sur la tête. Les deux se parlent quelques minutes.
Ils ont l’air de s’échanger quelque chose.
Je suis trop loin pour lire la plaque de l’auto.
2
Dans la salle communautaire, au rez-de-chaussée, je rencontre la gang des joueurs de cartes. On est supposés discuter de notre enquête. Mais ils sont juste deux, Marcel pis Simone, assis à leur table habituelle.
— Sont où les deux autres ?
— Laurent est tombé hier sur la glace du trottoir, pis il s’est cassé la hanche.
— Pis Jeanne est avec lui, à l’hôpital. Ben sûr.
— Maudit hiver. Pourquoi personne m’a prévenue ?
— Simone pis moi, on est allés sonner chez vous, mais t’as pas répondu.
— J’ai pas « pas répondu », j’étais pas là, Marcel.
Ça me tente pas de leur expliquer que j’étais au palais de justice. Ils vont me poser des milliers de questions pis ça finira plus. Je les connais. Sont pires que moi. C’est en plein pour ça que je les ai embarqués dans l’enquête.
— Avez-vous entendu, hier soir ?
— On a fait ben plus que ça, Rita. On a pris des photos !
— Sont pas ben bonnes parce qu’il faisait noir, mais quand même.
Simone me tend le cellulaire que sa fille lui a acheté la semaine passée.
— Y a une fonction pour prendre des photos quand il fait sombre, mais je sais pas encore trop comment ça marche.
On voit ben qu’il s’agit de deux gars devant le compresseur à vidanges dans le parking du McDo. Simone a pris plusieurs photos. Sur l’une d’elles, on remarque qu’ils sont en train de s’échanger quelque chose, comme j’avais vu.
— Pensez-vous la même affaire que moi ? — De la drogue !
— Chut...
Une chance que les autres vieux autour de nous sont à moitié sourds. Marcel pis Simone sont pas les agents secrets les plus discrets, mettons. Mais ils sont efficaces. Avant, ils possédaient un dépanneur. Ils sont habitués d’espionner les conversations des clients pis de soutirer des informations sans trop que ça paraisse.
« Bonjour. Un 6/49 avec ça ? Pis, comment va votre voisin, Hector ? » Sous prétexte de se préoccuper de leur monde, Marcel pis Simone se tenaient au cou- rant de tout dans leur coin. Si tu veux savoir de quoi sur quelqu’un dans le bloc, engage les deux espions de l’appartement 403.
Dommage que Jeanne pis Laurent soient pas là. Lui, il poussait des crayons dans la police. Pis elle, elle travaillait pas, elle avait trop d’ouvrage, comme on dit. Élever cinq enfants pis tenir maison, y a pas grands hommes qui en auraient été capables. Aujourd’hui, elle prend ça plus easy. On a la même femme de ménage, Edelia, une Mexicaine.
Laurent, même s’il passait son temps au bureau quand il travaillait, il avait quand même gardé des bons contacts avec ben des policiers. Pas assez ç’a de l’air pour ouvrir une enquête sur le McDo d’à côté, mais avec les photos de Simone, me semble qu’on a de quoi pour l’aider à convaincre ses anciens chums.
— C’est plate que Laurent soit à l’hôpital, ça nous retarde dans notre enquête.
— Voyons, Rita. C’est pas de sa faute.
— Ben non, je le sais. Ça m’énarve cette affaire-là, c’est tout.
— Je comprends. Nous autres, on dort dur, on l’entend moins.
— C’est pas juste ça, Simone. Là, c’est rendu qu’on parle de deals de drogue, drette à côté de chez nous !
— Chut...
Du coin de l’œil, je vois ma femme de ménage passer devant la salle communautaire.
— Edelia, c’est mon jour ou ton jour, Simone ?
— C’est le tien. Elle est venue hier, juste après que Laurent soit tombé.
— Bon, ben, je vais y aller. Faut que quelqu’un lui ouvre la porte. Pis j’aime pas trop ça la laisser toute seule...
— Ah... J’ai jamais eu de trouble avec, moi.
— J’ai pas dit que j’en avais eu non plus.
— J’ai pas dit que t’en avais, Rita.
— En tout cas... Marcel, tu pourras m’envoyer les photos ?
— Je suis pas meilleur que Simone dans ces patentes-là. On est mieux d’attendre Laurent.
Je rattrape ma femme de ménage juste avant que les portes de l’ascenseur se referment.
— Bonjour, madame Fortin.
Elle m’appelle encore par le nom de mon mari. Ça me dérange pas ben ben, mais j’haïs ça quand même.
— Bonjour, Adilia.
— Edelia, madame Fortin. Edelia.
— Oui, scusez, je me mélange toujours, Edelia. La vérité c’est que je fais exprès, comme elle. Elle le sait que j’ai repris mon nom de jeune fille, Deschamps. C’est même écrit en bas, sur les boîtes aux lettres.
Arrivée au septième étage, Edelia sort la première pis marche plus vite que moi vers mon appartement. C’est beau, je le sais que j’ai quatre-vingt-deux ans pis de la misère à marcher, des fois. Pas obligée de me mettre le nez dedans. Va falloir qu’elle m’attende de toute façon, c’est moi qui a les clés.
— Madame Fortin, vous avez encore fait le ménage avant que j’arrive ?
— Mais non, Edelia, juste un peu, comme d’habitude.
— C’est trop propre chez vous. Je devrais même pas vous faire payer.
Me semble, oui...
Mais elle a raison. Je suis trop orgueilleuse. J’ai pas envie que personne pense que je suis trop paresseuse pour faire mon ménage. J’ai juste un peu besoin d’aide pour déplacer les meubles pour passer la balayeuse en dessous. Pis je commence à avoir de la difficulté à me relever quand je me penche. Mais même Edelia vieillit. Elle est rendue à soixante-six ans. Elle prend moins de clients.
Je suis chanceuse qu’elle m’ait gardée. Avant, elle faisait trois appartements par jour, qu’elle disait. Maintenant, elle s’en tient à un seul. Pis pas à tous les jours. C’est aussi un peu pour ça que j’essaie de tenir ça propre, chez nous. Elle m’énerve un peu, mais je veux pas la perdre.
— Allez vous asseoir, madame Fortin. Voulez- vous que je vous prépare un thé ?
— J’aime pas ça, le thé.
Elle devrait le savoir, depuis le temps.
— Un café, alors ?
— J’en prends juste le matin, sinon je suis pas capable de dormir le soir.
Elle est ben serviable, mais elle a pas de mémoire.
— Ça vous dérange pas si je me fais chauffer de l’eau avant de commencer ?
— Allez-y, faites comme chez nous !
C’est une de mes petites blagues. C’est pas la première fois que je la sors. Mais c’est pas grave. Faut ben rire, hein. En tout cas, moi, je m’en empêche pas. Même si j’ai l’impression que je ris moins qu’avant.
Je me force.
Je reste assise dans le divan pendant qu’Edelia s’active dans la cuisine. Après, elle va dans ma chambre pis dans le boudoir, au fond. J’aime pas ben ça parce que je la vois plus. Mettons que je vérifie mon coffre à bijoux quand elle est partie. Elle m’a jamais rien volé. Rien que je me sois aperçue. Mais des fois, je cherche des affaires pis je les trouve pas. Ça veut pas dire que c’est elle, mais à part elle pis moi, y a pas grand monde qui vient chez nous. Sylvain, mon plus vieux, il se moque de moi. Il dit que j’en perds des boutes pis que je paranoïe. Qu’est-ce qu’il en sait ? Il vit pas ici. Pis c’est à peine s’il vient faire son tour. Mais il s’arrange souvent pour retrouver ce que je pen- sais avoir perdu. En tout cas.
N’empêche que, côté ménage, j’ai pas grand-chose à lui reprocher. Elle est presque aussi bonne que moi. J’ai de l’expérience là-dedans. J’en ai fait pendant soixante ans. Quand on avait encore la maison, j’avais mon horaire. Le lundi, je passais la balayeuse en haut. Le mardi, je la passais dans le sous-sol. Y avait du tapis quasiment partout dans cette maison-là. Le mercredi, je lavais la salle de bain. Le jeudi, j’allais faire ma commande à la Place Versailles. Avant, c’était un Steinberg. Là, c’est rendu un Maxi.
J’avais un char, dans ce temps-là. On l’a vendu quand on est déménagés dans le bloc ici. Henri avait le sien. Il était à la retraite. Il sortait plus. Je pouvais prendre son auto pour aller faire mes commis- sions. Pis quand Henri est mort, j’ai vendu son gros bazou. J’aimais pas ça le conduire. On aurait dit un bateau. Je voyais pas bien la route, le devant était ben trop long. C’était correct pour pas aller loin. J’ai pensé à m’acheter un moins gros modèle. Mais ils sont tous rendus ben trop petits. Pis pas sécuritaires. T’as l’impression que si tu te fais frapper, tu vas finir écrasée comme une sardine dans une boîte de tôle. Ça fait que je vais faire mon épicerie l’autre bord de la rue Sherbrooke, maintenant, au Metro.
Quand Charles, mon plus jeune, était petit, je l’emmenais avec moi. J’avais pas le choix. Ça existait pas les garderies à sept piastres par jour, dans ce temps-là. Je voulais retourner sur le marché du travail après la naissance de mon dernier, même si Henri était contre ça. Juste une petite job à temps partiel, pour me désennuyer, me sortir de la maison. Mais les garderies chargeaient des prix de fous. Ça servait à rien de gagner de l’argent si c’était pour la redonner aux gardiennes.
Le vendredi, c’était la journée du lavage. Le samedi pis dimanche, je travaillais pas. Je faisais juste à dîner pis à souper. Ça arrivait qu’Henri nous amène au restaurant, toute la famille. Au Toit Rouge ou bedon chez Lanni. Sont fermés, maintenant. Ça existe plus.
— J’ai fini, madame Fortin.
— Merci, Edelia.
— Sortez-vous, de temps en temps, madame Fortin ?
— Oui, oui.
— Vous faites bien. C’est pas bon de rester toute seule à rien faire.
Je suis tannée de me faire infantiliser.
Le téléphone sonne. Je regarde c’est qui sur l’afficheur. Ça me tente pas toujours de répondre, même si j’ai pas grand monde avec qui placoter. J’aime autant me parler toute seule. J’ai moins de chances de me chicaner.
C’est Nicole Savard, la fille de ma sœur Thérèse. Elle m’appelle souvent pour rien dire. Quand j’ai rien à faire, je lui réponds. On se donne des nouvelles, pas mal toujours les mêmes. Rien que du vieux, comme on dit.
Sauf la fois où elle m’a raconté que son frère, David, venait d’apprendre qu’il avait été adopté. Découvrir ça à cinquante-sept ans ! Ma sœur a jamais voulu lui dire, je sais pas pourquoi. Son mari, Roland, venait de décéder. Pis en pleine lecture du testament de son père, David a su la nouvelle. Devant sa mère pis sa grande sœur, qui étaient toutes les deux au courant
depuis toujours. Même que tout le monde le savait. Sauf lui. Il l’avait ben mal pris. Il était en maudit. Il a dit : « Je comprends ben des affaires, astheure. » Je sais pas pourquoi il était aussi choqué. Thérèse pis Roland s’en sont toujours ben occupés. Ils l’ont nourri, logé, habillé. Qu’est-ce que tu veux de plus ?
Après ça, David a plus voulu leur reparler. Ça avait fait ben de la peine à Thérèse pis Nicole. Surtout Nicole, parce qu’elle m’en a parlé souvent, longtemps après. J’y ai demandé : « Pourquoi t’en parles pas à ta mère, de ça ? » Elle m’a répondu que c’était plus facile d’en discuter avec sa tante. Ça fait que c’est pour ça que je réponds pas toujours quand c’est elle qui appelle.
— Bonjour ma tante Rita. C’est Nicole. Nicole Savard. Euh... ben... J’aurais besoin de vous dire quelque chose. Rappelez-moi. OK ? C’est Nicole. Nicole Savard. OK. Bye, là.
