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L'article provient de Le Journal de Québec
Opinions

Les sacrifiés du tunnel Québec-Lévis

Napoléon Woo, propriétaire du restaurant «Wok N Roll»
Napoléon Woo, propriétaire du restaurant «Wok N Roll» Photo courtoisie
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Photo portrait de Antoine Robitaille

Antoine Robitaille

2021-07-08T09:00:00Z
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Depuis l’annonce du projet de tunnel Québec-Lévis, à la mi-mai, je pense à une expression soviétique que j’imagine très bien dans la bouche de décideurs caquistes.

« On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. »

Autrement dit, un grand projet crée des sacrifiés. « Tant pis pour eux », au fond.

J’ai eu envie, pour cette chronique, de rencontrer certains de ces « œufs ».

Guilbault

Questionnée le 4 juin à l’Assemblée nationale au sujet du tunnel à (au moins) 10 milliards $, Geneviève Guilbault reprochait ceci aux élus de Québec solidaire : « Ils n’ont pas l’air conscients qu’en dehors du centre-ville de Québec il existe des familles, il existe des voitures. »

Une réplique aurait été de mise : la vice-première ministre est-elle consciente, elle, qu’il existe des gens au centre-ville de Québec, qu’il existe des familles, et déjà pas mal de voitures ? Et que le « 3e lien » risque d’empoisonner la vie de ces gens ?

On dirait bien que non. Une question m’obsède : que ferait-elle si on annonçait qu’un tunnel autoroutier aboutissait à quelques mètres de son domicile ?

Premier « œuf »

Peut-être serait-elle un brin découragée, comme Napoléon Woo, que j’ai rencontré hier matin au pied de l’escalier Lépine, rue Saint-Vallier.

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À quelques pas de là s’élèvent les bretelles géantes de l’autoroute Dufferin-Montmorency. Pour les construire, dans les années 1970, on a exproprié tout un quartier, déplacé plus de 200 familles.

« Ils ont détruit le Chinatown au complet », note Woo, 64 ans. Né à l’Hôtel-Dieu de Québec, il est copropriétaire (avec sa fille Jaime Kate) du célèbre restaurant Wok N Roll, fondé par son père il y a presque 70 ans sur le boulevard Charest. (Il est accessoirement un champion de course dans les escaliers !)

Le Wok N Roll est un des derniers – voire le dernier – vestiges de ce quartier. « Québec, c’est la seule ville en Amérique du Nord qui a perdu son Chinatown », souligne-t-il.

Woo a des souvenirs d’une sorte de village grouillant de vie. « Ici, c’était des maisons, partout », mais aussi « des commerces », un petit amphithéâtre où il y avait des spectacles, raconte-t-il en pointant un terrain vague où le conseil de quartier (dont il est membre) a symboliquement planté des fleurs.

Or, selon les esquisses vidéo du troisième lien, présentées le 17 mai, deux – voire trois – autres bretelles menant au fameux tunnel y seraient construites. Des milliers de voitures pourraient en sortir.

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En 2006, on a démoli deux bretelles qui menaient dans un début de tunnel abandonné dans les années 1970. Heureuse de la démolition, une résidente du secteur à qui nous avons parlé se souvient pourtant de mois éprouvants : « On respirait comme de la craie. » (Elle souligne que le lieu se trouve dans l’arrondissement historique : « Pour déplacer mes bordures de plate-bande, j’ai besoin d’une autorisation de la Ville ! »)

Napoléon Woo, dépité, lance : « Et là, ils veulent les remettre, les bretelles ! » Ce serait selon lui « catastrophique ». Une douloureuse régression. Sous Jean-Paul L’allier et au début du mandat Labeaume, « Saint-Roch, ça s’est amélioré beaucoup beaucoup ». Il précise : « La qualité de vie... Des familles sont venues parce que ça coûtait pas cher. » Mais voilà que le gouvernement prend de nouveau Saint-Roch « pour un dépotoir » : « Ça va juste être un passage. Ça va détruire une vie de quartier, encore. »

L’après-Laurentia

À moins de deux kilomètres au nord, au parc Iberville, toujours à l’ombre de l’autoroute surélevée (qui, à cet endroit, compte huit voies), je rejoins Raymond Poirier, président du conseil de quartier du Vieux-Limoilou.

Non seulement, selon lui, le projet de tunnel « rouvre de vieilles plaies » dans Saint-Roch et dans Limoilou, mais il donne l’impression d’une « indifférence » des décideurs. M. Poirier souhaiterait que le gouvernement comprenne « que ce tunnel-là n’arrivera pas dans une friche, arrivera dans des milieux de vie déjà denses, déjà fragiles ».

Laurentia, ce grand projet d’agrandissement du Port de Québec qui devait coûter 775 millions $, vient d’être rejeté par le fédéral.

« Un des motifs de l’Agence [d’évaluation d’impact du Canada], c’était que les voyants sont au rouge dans les quartiers centraux pour la qualité de l’air notamment ! Comment peut-on penser y ajouter des autos de manière massive, dans deux sorties ? »

Bonne question. Qu’une évaluation rigoureuse ne pourra éviter.

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