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L'article provient de Le Journal de Montréal
Politique

Les espions russes encore bien actifs au Canada

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Photo portrait de Normand Lester

Normand Lester

2022-05-01T11:00:00Z
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On aurait pu penser que l’effondrement de l’Union soviétique marquerait la fin de la guerre froide et des activités d’espionnage russes au Canada. Ce ne fut pas le cas. Avec la guerre d’Ukraine, elles risquent de s’intensifier. D’autant plus que Vladimir Poutine, un ancien du KGB (Comité pour la Sécurité de l’État, principal service secret de l’URSS), est maintenant maître du Kremlin.

• À lire aussi: Des secrets bien gardés au consulat russe

Depuis 1991, plusieurs espions russes illégaux ou dormants, usurpant des identités canadiennes, ont été arrêtés. Sans doute identifiés par la délation de transfuges des services secrets civils et militaires de la Fédération de Russie. 

Dans l’argot du renseignement, on appelle «illégaux» les espions qui agissent sous de fausses identités, sans statut diplomatique. Généralement, on confie aux illégaux dits dormants des missions de longue haleine qui ont pour objectif d’infiltrer jusqu’au plus haut niveau le pays ciblé. 

Ces «agents dormants» peuvent prendre des décennies pour pénétrer les institutions politiques, diplomatiques, militaires ou scientifiques pour avoir accès aux informations secrètes recherchées ou agir comme agents d’influence dans les cercles dirigeants pour favoriser Moscou. 

EXPULSÉS VERS MOSCOU

En juin 1996, un couple de Toronto en instance de divorce, Ian Mackenzie Lambert et sa femme Laurie Brodie, est accusé par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) d’être des agents illégaux russes opérant au Canada depuis 1990. 

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Le SCRS révèle leur véritable identité : Dmitriy Olshevsky et Yelena Olshevskaya. Les deux espions utilisaient l’identité d’enfants canadiens morts en bas âge. Laurie Brodie, née à Verdun le 8 septembre 1963, est décédée avant son deuxième anniversaire. Ian Mackenzie Lambert est un enfant ontarien décédé le 17 février 1966, à l’âge de trois mois. 

Les deux espions sont expulsés vers Moscou. Le couple était arrivé séparément au Canada de Russie dans les années 1980. La fausse Laurie Brodie a ensuite épousé un Canadien nommé Peter Miller dans une cérémonie, en présence de son complice et ex-mari russe. 

Et, curieux retournement de situation, l’espionne a tenté de revenir au Canada en 2006 pour vivre avec son nouveau mari. Elena Miller, de son nouveau nom, prétendait avoir démissionné des Services des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie (SVR), mais refusait de parler de ses activités d’espionnage. Ottawa a rejeté sa demande. 

Le couple Miller a eu le culot de contester la décision. La Cour fédérale l’a maintenue. Le jugement soulignait qu’en tant qu’es- pionne russe, elle pouvait difficilement s’attendre à un traite- ment de faveur du pays dont elle avait si grossièrement abusé. 

SURPRENANTE CLÉMENCE

Le 14 novembre 2006, quelques semaines après la conclusion de cette affaire, un autre espion russe illégal a été arrêté à l’aéroport de Dorval alors qu’il s’apprêtait à s’envoler vers l’Europe de l’Est. Paul William Hampel vivait depuis plus de dix ans à Montréal sous sa fausse identité canadienne.      

L’agent du SVR, qui se présentait comme un photographe professionnel, utilisait Montréal comme base pour se livrer à des activités d’espionnage dans les Balkans.  

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La Cour fédérale a accepté de protéger sa véritable identité russe en échange de son admission de culpabilité et a ordonné son expulsion vers Moscou. Le Canada traite avec une surprenante clémence les espions russes dans l’espoir que les Russes fassent de même. 

Ce ne fut pas le cas en 2019, lorsque le Canado-Britannique Paul Whelan a été condamné à 16 ans de prison en Russie pour espionnage. 

La vengeance d'un homme trompé   

La base secrète Trinity est située dans le port de Halifax. Le sous-lieutenant Jeffrey Delisle (en mortaise) y travaillait.
La base secrète Trinity est située dans le port de Halifax. Le sous-lieutenant Jeffrey Delisle (en mortaise) y travaillait. Photo Google Street View et d'archives

Le cas le plus récent d’es- pionnage russe au Canada est celui du sous-lieutenant Jeffrey Delisle de la marine canadienne, travaillant à la base ultra-secrète d’écoute électronique maritime Trinity dans le port de Halifax.

Delisle a vendu des informations aux renseignements mili- taires russes (GRU) dans le plus important vol de documents secrets de l’histoire du Canada. 

Cette affaire d’espionnage commence par une infidélité conjugale. Delisle affirme qu’il a décidé de trahir son pays, de vendre des secrets du Canada à la Russie, après avoir surpris sa femme en train de le tromper avec leur voisin. Curieux acte de vengeance. 

Entre 2007 et 2012, le dixième jour de chaque mois, Delisle a transféré par internet des secrets militaires et civils aux Russes. En tout, il a reçu 71 000 $ du GRU. Ses premiers 10 000 $ ont été dépensés pour des boucles d’oreille coûteuses dans une tentative infructueuse de convaincre sa femme de reprendre avec lui. 

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Ottawa ne s’est aperçu de rien. Presque cinq ans après le début de sa trahison, c’est le Federal Bureau of Investigation (FBI) qui a alerté la GRC et le SCRS au sujet de Delisle en 2011. 

En février 2013, il a été condamné à 20 ans de prison. Dans de nombreux pays, il aurait été condamné à mort. Bénéficiant d’une incroyable indulgence, Jeffrey Delisle a recouvré sa complète liberté en mars 2019. 

La Commission des libérations conditionnelles a décidé qu’il ne risquait pas de récidiver. 

 

L'affaire Gouzenko lance la guerre froide  

Igor Gouzenko.
Igor Gouzenko. Photo Courtoisie, Wikipédia

Si les historiens continuent de débattre du moment précis où la guerre froide a commencé, personne ne conteste que la célèbre «Affaire Gouzenko», qui s’est déroulée en bonne partie à Mon- tréal, a joué un rôle important dans son déclenchement. 

Quelques semaines après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Igor Gouzen- ko de l’ambassade soviétique à Ottawa apprend qu’il va être rapatrié à Mos- cou. Il décide alors de faire défection avec sa famille. Le 5 septembre 1945, il quitte l’ambassade apportant avec lui les messages secrets qu’il était chargé de transmettre à Moscou depuis des années sur les activités d’espionnage soviétique au Canada. 

MACKENZIE KING ALERTÉ

Pendant deux jours, il erre à travers Ottawa. Il va au journal Ottawa Citizen où on lui dit d’aller à la police.      

Gouzenko se rend plutôt au ministère de la Justice, qui est déjà fermé pour la journée. Cette nuit-là, lui et sa famille couchent chez son voisin avec qui il s’est lié d’amitié. Juste avant minuit, quatre hommes de l’ambassade soviétique entrent par effraction dans son appartement à sa recherche. Il appelle la police qui arrive, rapidement suivie de la GRC. Le premier ministre Mackenzie King est alors informé à son sujet. 

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Que Mackenzie King ait d’abord voulu le remettre aux Russes pour ne pas indisposer Staline est l’un des aspects consternants de cette histoire. Heureusement, le premier ministre a été fortement conseillé d’assurer la protection de Gouzenko et de ses documents par un coup de téléphone du Secret Intelligence Service britannique alerté par la GRC. 

RÉVÉLATIONS-CHOCS

En plus d’anéantir les réseaux d’espionnage russes au Canada, les révélations de Gouzenko à la GRC vont perturber des réseaux semblables aux États-Unis et en Grande-Bretagne. La Commission royale d’enquête Kellock-Taschereau révélera comment des espions russes se sont emparés d’importants secrets technologiques canadiens.

Dans l’affaire Gouzenko, l’argent n’a joué aucun rôle important dans le recrutement de Canadiens pour espionner en faveur de Moscou. Ce sont des raisons idéologiques qui les ont motivés.

Au Canada, les Soviétiques étaient assurés du soutien des membres du parti communiste, de ses organisations affiliées ou de façades ainsi que de leurs sympathisants. Progressistes (que Lénine appelait des «idiots utiles») et communistes voulaient aider la «patrie du socialisme» et son chef Joseph Staline dans sa lutte contre le capitalisme. L’enquête aboutira à la condamnation de 18 personnes pour avoir violé la Loi sur les secrets officiels au profit de l’URSS. Au Royaume-Uni, les physiciens nucléaires Klaus Fuchs et Alan Nunn May seront condamnés à des peines de travaux forcés. Nunn May avait remis aux Russes des échantillons d’uranium expérimentaux qu’il avait volés dans le laboratoire de l’Université de Montréal où il tra- vaillait au développement de l’arme nucléaire.

LA DOUBLE VIE D’UN DÉPUTÉ

La condamnation la plus spectaculaire de l’affaire Gouzenko fut celle de Fred Rose, le seul député communiste jamais élu à la Chambre des communes. Il représentait la circonscription montréalaise de Cartier alors axé sur le Mile-End. Né à Lublin en Pologne en 1907, Rose fréquente le lycée juif francophone de la ville avant que sa famille émigre au Canada. 

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Rose dirigeait un réseau d’une vingtaine d’espions ciblés sur le développement de la bombe atomique dans le cadre du Projet Manhattan, dont une partie des recherches se déroulait à Montréal. 

Fred Rose, député fédéral et espion.
Fred Rose, député fédéral et espion. Photo Courtoisie, Wikipédia

Expulsé des Communes, Rose, qui ne reconnut jamais sa culpabilité, fut condamné à six ans de prison qu’il purgea au pénitencier de Saint-Vincent-de-Paul. Libéré en 1951 après quatre ans et demi de détention, il contesta sans succès la révocation de sa citoyenneté canadienne en 1957. 

Fred Rose est décédé en mars 1983 à Varsovie à l’âge de 75 ans. Une modification, dite «amendement Fred Rose» fut par la suite apportée à la Loi sur la citoyenneté afin qu’un tel retrait de citoyenneté canadienne ne puisse plus jamais se reproduire. 

Mystérieusement, les pages du journal personnel de Mackenzie King traitant de Rose ont disparu comme la plupart des autres documents traitant de son cas dans les archives de l’ancien premier ministre.

Papa et maman, des espions  

Elena Stanislavovna Vavilova (Tracey Foley) et Andrey Bezrukov (Donald Heathfield).
Elena Stanislavovna Vavilova (Tracey Foley) et Andrey Bezrukov (Donald Heathfield). Photo Capture écran, FBI

En 2010, le FBI arrête aux États-Unis un couple d’agents illégaux russes qui se disent Canadiens. Ils vivaient dans la région de Boston depuis une dizaine d’années avec leurs deux enfants. 

Les deux ados découvrent alors que leurs parents ne sont pas de vrais Canadiens, mais des espions russes avec des identités volées à des enfants morts en bas âge. 

Le KGB avait introduit le couple d’espions au Canada dans les années 1980. La prétendue Tracey Foley avait donné naissance à Toronto à deux garçons. Le couple s’était ensuite établi aux États-Unis. Les fils ont dû accompagner leurs parents expulsés vers Moscou. 

Maintenant nommés Alexander et Timofei Vavilov, les deux garçons voulaient recouvrer leur citoyenneté canadienne. 

La loi ne confère pas la citoyenneté aux enfants nés au Canada dont les parents sont à l’emploi d’un gouvernement étranger, dans ce cas-ci des espions au service de la Russie! À la suite d’une contestation judiciaire d’un des garçons, la Cour suprême du Canada, indulgente, a rétabli la citoyenneté canadienne des jeunes hommes maintenant âgés de 25 ans et de 29 ans.

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