L’effondrement annoncé de la télévision privée francophone

André Provencher, expert-conseil, médias et industries créatives
En engageant son futur gouvernement, s’il était élu, à poursuivre le projet de refonte du financement public de la Société Radio-Canada sans égard à la précarité des services privés de radiodiffusion, le premier ministre Mark Carney laisse entrevoir la détérioration, voire l’effondrement, d’un pilier historique et essentiel de notre système de radiodiffusion.
La promesse du chef libéral d’accroître jusqu’à la doubler l’affectation des recettes fiscales en faveur du diffuseur public constitue une menace pour l’avenir de la radiodiffusion privée francophone, et un drame pour l’avenir de l’audiovisuel au Québec.
Il faut savoir que le modèle d’affaires des chaînes privées repose essentiellement sur des recettes publicitaires et la souscription d’abonnements à des services thématiques de programmation et/ou de diffusion en continu sur des plateformes numériques. Cela dit, plusieurs chaînes thématiques ont dû être abandonnées dans le contexte où les budgets discrétionnaires des consommateurs ont été alloués de plus en plus en faveur des nouveaux services numériques, étrangers ou canadiens, signifiant du même coup la réduction de l’offre de contenus canadiens proposés et supportés par ces chaînes.
Politique
Progressivement, sans que l’autorité réglementaire s’en soucie outre mesure, la part de la radiodiffusion privée francophone a été mise en péril. Or, voici ce que dit la politique sur la radiodiffusion à propos de ses fondements et de ses objectifs: «le système de radiodiffusion est composé d’éléments publics, privés et communautaires, qui ensemble offrent un service public essentiel pour le maintien et la valorisation de l’identité nationale et de la souveraineté culturelle». Entre autres objectifs plus spécifiques, le système devrait permettre «de soutenir la production et la radiodiffusion d’émissions originales françaises, et veiller à ce que les entreprises de radiodiffusion canadiennes indépendantes continuent d’être en mesure d’y occuper un rôle essentiel». C’est particulièrement ce dernier objectif de la politique canadienne que la promesse du premier ministre Carney met en péril.
J’ai eu le privilège d’être un haut dirigeant de TVA entre les années 1988 et 2001, puis à nouveau entre 2013 et 2016. Et je suis fier d’avoir pu contribuer, avec l’appui soutenu des actionnaires et de mes collègues, à imprimer une marque de contenus de fiction, de divertissement et d’information qui suscite l’émulation parmi les talents créatifs et artistiques francophones du Québec. Le public s’y est reconnu et nous a gratifiés d’un taux très élevé de satisfaction et d’engagement. La part de marché de TVA en est même venue à dépasser, toutes proportions gardées, celle de TF1, le roi de la télévision en France, en misant pour l’essentiel sur la créativité et le talent des auteurs et artistes francophones d’ici.
Marché publicitaire
Hélas, les conditions d’exploitation de l’entreprise se sont peu à peu dégradées sous l’effet de crises économiques répétées, de la transformation de l’environnement concurrentiel en raison de la fragmentation des auditoires, des changements technologiques et, faut-il le dire, de la concurrence des services publics de radiodiffusion sur le marché publicitaire, principale source de revenus de la chaîne.
En effet, à partir de 2010, le CRTC a progressivement autorisé les chaînes Télé-Québec, ARTV, Planète, Explora, de même que la plateforme de diffusion en continu ICI TOU.TV, à puiser dans une assiette publicitaire qui, malheureusement, n’a rien d’élastique. Ironiquement d’ailleurs, l’ex-ministre St-Onge évoque le fléchissement de ce type de revenu dans son plaidoyer en faveur d’une hausse spectaculaire du financement public de Radio-Canada.
Financement ailleurs dans le monde
La promesse du premier ministre Carney à l’égard de la société d’État trouve aussi sa justification dans les résultats d’une étude comparative portant sur le financement de grands diffuseurs publics ailleurs dans le monde, principalement en Europe. Cette comparaison est un peu fallacieuse, tant les systèmes de financement de la radiodiffusion publique divergent et reposent sur des conditions historiques sans commune mesure avec l’environnement canadien, la dualité linguistique et la taille des marchés.
Mentionnons tout de même que la BBC, qu’on surnomme la mère des diffuseurs publics, n’est pas autorisée à diffuser de la publicité et que la taxe spécifique assurant son financement fait l’objet régulièrement de contestation. En Suisse, un référendum a suivi une initiative populaire visant à abolir la redevance perçue pour le financement de la radio et de la télévision publiques. En France, les chaînes publiques du groupe France Télévision ne sont plus autorisées depuis 2009 à diffuser des messages publicitaires entre 20h et 6h, de manière à libérer complètement cette fenêtre pour les diffuseurs privés. À ma connaissance, il n’existe aucun de service de radiodiffusion publique en Europe qui n’est pas contraint dans son accès aux recettes publicitaires.
Augmentation de la crise
Dans le contexte de la télévision privée francophone au Canada, il est évident que le bassin démographique, outre la concurrence des services publics, représente une limitation presque incontournable à un financement durable et suffisant. Si rien n’est fait pour l’endiguer, la crise deviendra de plus en plus pénible, et finalement insupportable. Surtout si la récession appréhendée par suite de la guerre commerciale déclenchée par les États-Unis s’avère, ce qui fera inévitablement baisser la demande sur le marché publicitaire. Les échappatoires n’existent pas. Le gouvernement fédéral doit être responsable et contraindre le diffuseur public à ne pas diffuser de publicité entre 18h et 6h s’il va de l’avant avec le projet de refinancement majeur de la société d’État.
Le gouvernement qui prendra place après les élections aura l’obligation de refaire ses devoirs et de veiller à ce que tous les partenaires du système de radiodiffusion, publics, privés et communautaires, puissent continuer à occuper un rôle essentiel dans la valorisation de l’identité nationale et de la souveraineté culturelle. Pour l’heure, la promesse du chef libéral n’est pas suffisamment définie et donne plutôt l’impression qu’il est prêt à sacrifier l’évolution de la radiodiffusion privée au profit de la dominance de Radio-Canada.

André Provencher
Expert-conseil, médias et industries créatives