Traduction d’Amanda Gorman : le progressisme victime du progressisme

Jean Degert, Éthicien, traducteur juridique et rédacteur, France
Mettra-t-on un traumavertissement devant les traductions de Noirs par des Blancs? Amanda Gorman, une Afro-Américaine, avait déclamé son poème The Hill We Climb lors de l’investiture de Joe Biden, et des activistes noirs le traitent comme leur propriété. Dans la veine de l’interdiction faite à Toronto, par Yolanda Bonnell, aux critiques blancs de commenter son spectacle représentant la culture ojibwé.
Aux Pays-Bas, l’éditeur Meulenhoff avait choisi la romancière Marieke Lucas Rijneveld, comme traductrice d’Amanda Gorman. Les deux auteurs présentent des points communs : la jeunesse et un activisme progressiste – Rijneveld a d’ailleurs choisi le prénom Lucas. Cette traduction pouvait représenter une convergence des luttes : Gorman milite quant aux questions raciales ou à la marginalisation, elle a pris en considération la lutte de Rijneveld pour la reconnaissance de l’identité non sexuée. Ce qui éclaire davantage le choix de la Néerlandaise qui confesse ne pas s’exprimer dans un anglais fluide. On s’en étonnera ou non...
Ce choix présentait un risque de trahison de l’œuvre d’Amanda Gorman, cependant accepté par elle au bénéfice de la jonction entre les luttes. En revanche, les pressions de la journaliste et activiste noire néerlandaise Janice Deul constituent un déni de propriété, car elle rejette la volonté d’Amanda Gorman et considère que seule une Noire peut la traduire, même si leurs cultures diffèrent profondément. Sa tribune publiée le 25 février dans de Volkskrant sous le titre « Une traductrice blanche pour la poésie d’Amanda Gorman : incompréhensible! », interroge toutefois quant à la raison réelle des critiques.
Dans cet article, Deul propose plusieurs noms sans postuler ; mais elle se met également en avant en parlant de ses études de littérature, de ses centres d’intérêts identiques à ceux de Gorman, à tel point que la tribune aurait pu être signée « Traductrice idéale! »
Un racialisme expropriant les textes d’auteurs noirs
Selon Deul, c’est « un choix incompréhensible [pour ceux] qui ont exprimé leur douleur, leur frustration, leur colère et leur déception sur les réseaux sociaux. » Faisant mine d’ignorer que l’histoire des Afro-Américains n’est pas celle de tous les Noirs, et que la couleur ne qualifie pas pour traduire. Et, alors que le texte d’Amanda Gorman parle de fraternité entre les races, on lui oppose un message d’expropriation raciale de son travail.
« Voilà ce que c’est d’être malheureux, il faut toujours l’être un peu plus que les autres », écrivait le poète Jean Orizet. Pour cela, on passe ici par le déni de propriété d’un auteur. Pour triompher, il faut que le bruit médiatique donne l’illusion du nombre. Deul n’est pas largement suivie sur les réseaux sociaux, mais elle intimide. Rijneveld a cédé le lendemain de sa tribune.
La convergence littéraire des luttes progressistes n’aura pas lieu avec Rijneveld, car est entrée en jeu la concurrence victimaire progressiste. Une tyrannie des minorités supplantant celle de la majorité, aurait dit le sociologue Raymond Boudon, et qui se mue en lutte entre les minorités.