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L'article provient de Le Journal de Montréal
Société

Le martyre de la petite Aurore Gagnon a mis au monde la science judiciaire moderne au Québec

Dr Wilfrid Derome
Dr Wilfrid Derome Canada's History
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Photo portrait de Mathieu-Robert Sauvé

Mathieu-Robert Sauvé

2023-11-16T05:05:00Z
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«Coupable!», tranche le jury du procès de Marie-Anne Houde, le 22 avril 1920 après une délibération de 15 minutes.

Le juge L. P. Pelletier prononce le verdict: «Le premier octobre prochain, à huit heures du matin [...], vous serez pendue par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive.»

La belle-mère d’Aurore Gagnon est bel et bien responsable de la mort de l’enfant de 10 ans de Fortierville des suites de mauvais traitements.

Dans le box des accusés, la femme de 30 ans crie et pleure bruyamment en s’affaissant sur son siège. 

Ainsi s’achève le procès le plus retentissant du 20e siècle au Canada français. Marie-Anne Houde verra sa peine commuée en prison à vie, tout comme son conjoint, Télesphore Gagnon, le père d’Aurore, qui a fermé les yeux sur les actes de cruauté qui se déroulaient sous son toit. 

Cause célèbre

Des romans et plusieurs longs métrages recréeront ce drame familial qui s’est déroulé dans la région de Bécancour, au sud de Trois-Rivières.

«L’affaire Aurore Gagnon fera beaucoup de bruit à l’époque en raison de la gravité des gestes posés par la mère adoptive d’Aurore, qu’on surnommera l’Enfant martyre», mentionne l’historien Simon Dubé, adjoint exécutif du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale du Québec. 

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Quand s’ouvre le procès, le laboratoire de médecine légale existe depuis six ans seulement. Fondée par le médecin légiste Wilfrid Derome (voir ci-dessous), cette unité relevant du ministère de la Justice veut apporter une expertise scientifique aux enquêtes sur les morts violentes ou suspectes, qui restent trop souvent irrésolues.

«Qu’elle crève!»

Retrouvée sans vie le 12 février 1920, la petite Aurore fera l’objet d’une autopsie qui révélera 54 blessures. On note les marques de coups portés et des infections dues à des blessures mal soignées.

La seconde femme de Télesphore Gagnon a littéralement martyrisé la petite fille, lui brûlant les pieds avec un tisonnier rougi ou les mains avec un fer à repasser. Parmi les pièces à conviction saisies dans la maison de Fortierville figurent une matraque et une garcette, une boule en plomb au bout d’un lacet en cuir.

Cette garcette artisanale en cuir tressé avec une boule en plomb est l'une des pièces à conviction saisies lors de l'enquête concernant le meurtre d’Aurore Gagnon. Elle est conservée au Musée de la Sûreté du Québec.
Cette garcette artisanale en cuir tressé avec une boule en plomb est l'une des pièces à conviction saisies lors de l'enquête concernant le meurtre d’Aurore Gagnon. Elle est conservée au Musée de la Sûreté du Québec. Source : Collection patrimoniale de la Sûreté du Québec

Ce fer à repasser en fonte a été saisi dans la maison où est décédée l’enfant et présenté au procès comme pièce à conviction.
Ce fer à repasser en fonte a été saisi dans la maison où est décédée l’enfant et présenté au procès comme pièce à conviction. Source : Collection patrimoniale de la Sûreté du Québec

Trois jours avant le décès d’Aurore, une voisine s’était inquiétée de l’état de santé de l’enfant et avait voulu alerter sa belle-mère. 

«Qu'elle crève et je ne verserai pas une larme», avait répondu la marâtre, en disant qu’elle ne ferait pas venir le médecin. À cette époque, les patients payaient de leur poche les frais médicaux.

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Plaider la folie

Au procès qui s’est déroulé au palais de justice de Montréal dans les semaines suivantes, l’avocat de l’accusée a tenté de faire valoir la folie pour disculper sa cliente. Car l’article 19 du Code criminel mentionne qu’une personne ne peut être tenue responsable d’un acte si elle n’a pas sa raison.

Appelé comme expert, le Dr Wilfrid Derome a affirmé que Mme Houde était bel et bien apte à subir son procès. À son avis, elle «connaissait la portée de ses actes» et peut donc en être tenue responsable.

Sur les causes de sa cruauté, le mystère demeure entier un siècle plus tard.

C’est dans cette maison de Fortierville, à une centaine de kilomètres au sud de Québec, qu’Aurore Gagnon a subi les blessures qui ont mené à sa mort à l’âge de 10 ans.
C’est dans cette maison de Fortierville, à une centaine de kilomètres au sud de Québec, qu’Aurore Gagnon a subi les blessures qui ont mené à sa mort à l’âge de 10 ans. Wikimedia Commons / Domaine public

La meurtrière ne sera pas pendue

C’est le 18 mars 1920 que la cour de police dépose des accusations de meurtre contre Marie-Anne Houde et son mari, Télesphore Gagnon. Le 21 avril suivant, Houde est reconnue coupable de meurtre et condamnée à mort, alors que Gagnon est coupable d’homicide involontaire et est condamné à la prison à vie.

Mais à quelques jours de sa pendaison, Marie-Anne Houde apprend qu’elle aura la vie sauve en raison d’une «campagne réformiste en faveur de l’abolition de la peine capitale», selon la Sûreté du Québec. 

Puis, 15 ans après les faits, le 3 juillet 1935, Marie-Anne Houde est libérée de prison. Elle souffre vraisemblablement d’un cancer. Elle décède le 12 mai 1936.

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Quant à Télesphore Gagnon, il est libéré pour bonne conduite en 1925. Il décède le 30 août 1961 à l’âge de 78 ans.

Pour la SQ, cette cause est «devenue le point tournant dans l’évolution de la justice pour les enfants au Québec».

Marie-Anne Houde, la belle-mère d’Aurore Gagnon, sera accusée de meurtre et condamnée à la peine de mort en avril 1920. Cette peine sera commuée en condamnation à perpétuité.
Marie-Anne Houde, la belle-mère d’Aurore Gagnon, sera accusée de meurtre et condamnée à la peine de mort en avril 1920. Cette peine sera commuée en condamnation à perpétuité. Le Soleil, 27 avril 1920, p. 14. Collection numérique, BAnQ.

Romans, films, Théâtre

Aurore, l’enfant martyre (1921), de Henri Rollin et Léon Petitjean.

Immense succès, l’œuvre est jouée plus de 6000 fois en 25 ans. La pièce est reprise en 1984 avec une mise en scène de René Richard Cyr.

La petite Aurore, l'enfant martyre (1952), de Jean-Yves Bigras, sort en salle le 25 avril 1952. Succès aux guichets sans précédent pour un film québécois, le film sera traduit en huit langues.

Aurore (2005), de Luc Dionne, reprend l’histoire et le film connaît un grand succès, amassant un million de dollars à sa première fin de semaine, des recettes sans précédent pour un film québécois.

Dr Wilfrid Derome, le médecin qui inspirera le FBI

C’est le 26 juin 1914 que le Dr Wilfrid Derome (1877-1931) inaugure son Laboratoire de recherches médicolégales sur la rue Craig, à Montréal. Le médecin légiste et expert en balistique dote ainsi le Québec d'un centre d'analyse scientifique d'avant-garde – le premier en Amérique et le troisième dans le monde après Lyon et Paris –, qui demeure un siècle plus tard un modèle du genre.

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Dr Wilfrid Derome
Dr Wilfrid Derome Université de Montréal

Lorsque le FBI américain voudra ouvrir son laboratoire de science judiciaire, c’est celui de Montréal qui lui servira de modèle. 

Aujourd'hui situé rue Parthenais dans l'immeuble Wilfrid-Derome, le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale du Ouébec a autopsié le cadavre de Pierre Laporte, exécuté par le FLQ en 1970, les victimes du massacre de l'Ordre du Temple solaire en 1994 et le corps démembré de Jun Lin en 2012.

On y a aussi examiné les victimes de catastrophes ferroviaires, comme celle qui a décimé Lac-Mégantic en 2013, ou d’incendies, comme celui de L'Isle-Verte en 2014.

Ce n’est pas au Dr Derome que l'on confiera l’autopsie de la petite Aurore, mais plutôt à son collègue le Dr Alfred Marois. Toutefois, il aura un rôle à jouer dans le procès en menant une analyse toxicologique avant-gardiste. 

«La belle-mère était soupçonnée d’avoir empoisonné l’enfant. Pour le démontrer, il fallait travailler avec un chimiste et c’est le Dr Derome qui a mené cette analyse. Comme les conclusions n’étaient pas claires, elles n’ont pas servi au procès», relate Simon Dubé.

L’affaire aura tout de même permis de lancer le laboratoire sur la place publique tout en donnant une orientation scientifique qui allait se développer au cours des années suivantes.

Surnommé «le cerveau pensant de la police», selon son biographe Jacques Côté (Boréal, 2003), le Dr Derome enseigne la médecine légale et la toxicologie à l’Université de Montréal et dirige un laboratoire à l’Hôpital Notre-Dame. Son équipe fera plusieurs percées scientifiques, notamment une technique de dosage d’alcool dans le sang et en odontologie judiciaire. 

Dr Wilfrid Derome, en 1915, lors de la première année d'activité du laboratoire de recherches médicolégales situé au 179, Craig Est, à Montréal.
Dr Wilfrid Derome, en 1915, lors de la première année d'activité du laboratoire de recherches médicolégales situé au 179, Craig Est, à Montréal. Canada's History

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