La revanche éternelle des docteurs du hockey


Jean-Nicolas Blanchet
Si vous êtes un joueur de hockey, Charles Thiffault a changé beaucoup de choses dans votre vie.
Que vous soyez le pire défenseur de votre ligue de garage, le meilleur marqueur de votre équipe pee-wee ou que vous ayez déjà pivoté un deuxième trio dans la LNH, vous avez été souvent frappé par l’influence de «Charly» Thiffault et des quatre autres grands intellectuels souvent baptisés «les docteurs du hockey»: Gaston Marcotte, Georges Larivière, Claude Chapleau et Christian Pelchat.
M. Thiffault a rendu l’âme cette semaine à 87 ans après avoir demandé l’aide médicale à mourir. Il a été entraîneur adjoint chez les Nordiques, le Canadien et les Rangers de New York. Si chacun des cinq «docteurs» du hockey a marqué ce sport, M. Thiffault a eu une importance peut-être encore plus grande en réussissant à travailler dans la LNH et ainsi, à faire passer son approche scientifique des universités à la LNH.

Le mérite revient notamment à Michel Bergeron, qui a crû rapidement aux méthodes marginales de Charles Thiffault en l’accueillant chez les Nordiques.
Imaginez! Au début des années 80, M. Thiffault était prof à l’Université Laval et il coachait les Nordiques en même temps. C’était deux mondes assez opposés.
Les marginaux
Ç’a l’air de bien sonner d’être qualifié de docteur du hockey, mais ce n’était pas vraiment le cas à l’époque. Ils étaient considérés comme des universitaires pelleteux de nuages, des théoriciens, des penseurs, des marginaux, des gars qui n’ont jamais joué la «game»...
Toutefois, dans les faits, ils ont été des génies qui ont transformé radicalement et pour le mieux la pratique du hockey en Amérique du Nord. Leur revanche est éternelle quand on analyse à quel point ils ont été des précurseurs.
«Ils se sont fait niaiser un peu. J’ai coaché avec Georges Larivière et les gens nous appelaient le docteur et son infirmier», se remémore Jean-François Mouton, un autre universitaire du hockey qui détient une longue feuille de route, entre autres à l’international.
Un des disciples
Maître de stage pour Hockey Québec, l’homme maintenant âgé de 70 ans a bien connu les docteurs du hockey à l’époque. «Ces cinq gars-là, je ne suis pas gêné de te le dire, je capote sur eux. Je suis un disciple. Une chance qu’on les a eus. Ils ont jeté les bases de notre hockey», lance-t-il.

«À l’époque, le hockey c’était plutôt à la va-comme-je-te-pousse et bing-bang-boum. Le rationnel, le processus, ce n’était pas quelque chose qui était dans les mœurs», poursuit-il.
Et quand on regarde le hockey aujourd’hui, on constate «qu’ils n’étaient pas si fous que ça, ces pelleteux de nuages, finalement», rigole M. Mouton.
Et toi, ton gynécologue?
L’arrivée de Charles Thiffault chez les Nordiques n’a pas été si évidente.
«Il n’est pas arrivé avec une crédibilité gagnée», se rappelle Dany Bernard. Ce dernier était étudiant en hockey à l’Université Laval quand Charles Thiffault lui a demandé de venir l’aider à compiler des statistiques pour les Nordiques.
«Charly enseignait les mises au jeu à des gars des Nordiques et un joueur lui a dit: “Toi, Charly, tu en as gagné combien de mises en jeu durant ta carrière?” Charles lui a répondu, avec son petit sourire: “Toi, c’est un gynécologue qui a accouché ta femme? Est-ce qu’il avait déjà eu des enfants?”» raconte Dany Bernard, qui ne veut pas non plus jeter la pierre aux joueurs qui résistaient.
«C’était tout un changement. Avant, si tu n’avais pas joué professionnel, tu ne pouvais pas enseigner le hockey. Là, ce qu’on démontrait, c’est que des gens qui ont étudié le hockey pouvaient l’enseigner.»
Des Nordiques à partout
Charles Thiffault a apporté une foule d’idées novatrices qui se sont répandues partout à travers la LNH.
Les Nordiques se sont mis à calculer le temps de jeu de chaque joueur. «On avait 20 chronomètres et on compilait tout ça», rigole Dany Bernard, docteur en psychologie sportive.
Puis, ç’a été les revirements, les mises en jeu, les mises en échec et ainsi de suite.
Les jeunes étudiants devenus statisticiens devaient même filmer le match avec des commandes spéciales de coach Thiffault, comme un gros plan sur l’avantage numérique ou un joueur adverse pour un échange, par exemple. Ils trimbalaient leurs grosses cassettes partout au vieux Colisée pour aider les entraîneurs.
Puis ils ont commencé aussi à analyser l’échec avant des équipes adverses afin de préparer les Nordiques pour le prochain matin.
Ça sonne banal. Mais à l’époque, personne ne faisait ça dans le hockey dans la LNH. Personne!
La consécration avec les Stastny
«Le monde se demandait ce qu’on faisait. Le Canadien était curieux, mais on ne devait surtout pas le dire», ajoute Dany Bernard. D’ailleurs, le Canadien a par la suite embauché Charles Thiffault, qui a remporté la Coupe de 1993.

Selon Dany Bernard, l’arrivée des frères Stastny a été la consécration du travail de Charles Thiffault et des docteurs du hockey.
Car la façon de jouer des frères slovaques était fort différente, mais combien exceptionnelle! Et plusieurs joueurs des Nordiques ont compris que leur façon de jouer n’était peut-être pas toujours la meilleure.
«Ça montrait que ce que Charly essayait d’enseigner, ça marche, résume Dany Bernard. Envoyer la rondelle dans le fond et aller la chercher, oubliez ça. Se débarrasser de la rondelle, oubliez ça. On était ailleurs. Là, c’était du mouvement et de la possession de la rondelle.»
Il se souvient d’ailleurs d’un joueur des Nordiques qui disait à Charles Thiffaut qu’un avantage numérique, ça ne se réinvente pas. «Que ç’a toujours été de planter un gros joueur devant le but qui essaie de faire dévier le disque. Là, avec les Stastny, tout le monde voyait que ce n’était plus ça. La rondelle se promenait et pas à peu près.»
Oser remettre en question
Pierre Trudel a travaillé étroitement avec Charles Thiffault à l’Université Laval. Il a aussi été appelé à travailler avec les Nordiques sur le plan des statistiques. Docteur lui aussi, il a dirigé plusieurs études, notamment sur le hockey, durant sa carrière, au cours de laquelle il a entre autres été vice-doyen à l’Univerité d’Ottawa.
À son sens, les cinq docteurs du hockey ont été les premiers à oser remettre en question la manière de concevoir le hockey au Canada et à arrêter de «croire qu’on est les meilleurs». La série du siècle, en 1972, avait jeté les bases, à son avis, pour qu’on écoute ce que les docs du hockey avaient à dire.
«Dans la LNH et la LHJMQ [à l’époque], c’était la rudesse. Il fallait être gros, lancer fort, frapper fort et c’est comme ça que le hockey avançait. L’élément stratégique du hockey était presque absent. Charly est arrivé avec des stratégies et tout à coup, les Russes sont arrivés avec un système de contrôle de la rondelle où ils ne l’envoyaient pas toujours dans le fond.»
Des génies complètement «capotés»
On peut aduler les docteurs du hockey pour leur impact, mais ils sont les premiers à reconnaître qu’ils étaient parfois un peu trop audacieux. Même Jean-François Mouton n’hésite pas à le dire: ils étaient capotés!
Car à l’abri des regards, dans leurs projets de recherche, ils «essayaient vraiment toute sorte d’affaires», rigole Georges Larivière, un des deux derniers docs du hockey toujours vivants.
«Ce n’est pas tout qui fonctionnait, mais on ne le disait pas trop», poursuit M. Larivière.
«Je me rappelle, on avait fait faire des jambières pour les gardiens, car le cuir devenait très lourd. On avait enlevé de la protection et on avait inséré des chambres à air à l’intérieur. Le gardien n’avait jamais voulu les essayer. Il m’avait dit: “Qu’est-ce que je fais si, durant une échappée, j’entends pshhhhh?”» pouffe de rire M. Larivière.
«Mais on a fait beaucoup de choses qui fonctionnaient», ajoute-t-il.

Il avait confectionné des rondelles de différents poids. Il avait ajouté un vélo stationnaire près du vestiaire et il demandait aux joueurs de pédaler après le match pour une récupération active. C’était plus que marginal à l’époque. C’est partout aujourd’hui.
Charles Thiffault était allé plus loin. Lors de son doctorat en éducation physique à l’Université Southern California, il avait étudié le temps de réaction des pilotes d’avion de chasse durant la Deuxième Guerre mondiale.
«Sa thèse était basée sur la prise de décision et la vitesse d’action. Il avait appris que les pilotes s’entraînaient en se faisant montrer des diapositives et en devant prendre une décision rapidement. Il a amené ça au hockey. Ça expose l’approche de Charly et comment on peut transférer la science d’un sujet à un autre», explique Dany Bernard.
Georges Larivière en rajoute sur cette technique particulière: «Il plaçait un joueur dans une salle et lui mettait un masque. Ensuite, on lui enlevait le masque et le joueur avait quelques millisecondes pour prendre une décision, soit de lancer, passer ou patiner. Ensuite, il amenait le joueur sur la glace et faisait la même chose.»
MM. Thiffault et Larivière ont aussi fait partie d’un long voyage en Union soviétique durant les années 70, pour observer ce qui se faisait ailleurs.
C’est notamment là qu’ils ont réalisé à quel point les joueurs de hockey, ailleurs, s’entraînaient au lieu de se reposer l’été. «On ne va pas au camp d’entraînement pour être en forme. On doit arriver en forme pour le camp d’entraînement», pointe M. Larivière.
«Les Soviétiques étaient forts là-dessus [...] Quand on essayait de promouvoir ces idées à des organisations de hockey ici, on était vu comme des théoriciens.»
«Pour nous, coacher au hockey, ce n’était pas: go, go, go, patine! C’était go, go, go, où vas-tu et pourquoi fais-tu ça?»
M. Larivière se souvient notamment d’une discussion avec le célèbre gardien russe Vladislav Tretiak. Ce dernier lui montrait comment il exerçait sa dextérité en attrapant des pièces de monnaie.
Aujourd’hui, tous les gardiens font ce genre d’exercice. Mais c’est le type de pratique qui ne se faisait pas chez nous avant que les docs du hockey ne partagent leur vision du développement des joueurs.