La poubelle du Québec: une partie de la Montérégie est devenue un vrai dépotoir de déchets de construction
Des centaines de sites ont fait l’objet de dépôts sauvages. Des élus, fonctionnaires et inspecteurs en environnement dénoncent un climat de tension et de harcèlement.
Sarah-Maude Lefebvre et Annabelle Blais
Une partie de la Montérégie est devenue un vrai dépotoir à ciel ouvert de déchets de construction. Des centaines de sites ont fait l’objet de dépôts sauvages. Des élus, fonctionnaires et inspecteurs en environnement dénoncent un climat de tension et de harcèlement. Des citoyens participent même à un stratagème de pots-de-vin payés par des entrepreneurs, a découvert notre Bureau d’enquête.
Pas moins de 284 endroits qui pourraient être des sites de dépôts sauvages ont récemment été identifiés par une équipe de chercheurs de l’Université McGill, dans le bassin versant de la rivière Châteauguay au Québec, mais aussi dans l’état de New York (voir la carte ci-dessous).
Un constat qui n’est pas une surprise pour des municipalités situées près de la frontière américaine, comme Franklin et Ormstown, qui soupçonnent depuis longtemps des groupes criminels organisés de les avoir ciblés pour se débarrasser en douce et à faible coût des déchets de construction de chantiers montréalais.
«On a des doutes sur qui sont les compagnies et les gens impliqués dans ces déversements. Ce ne sont pas tous des gens avec qui on voudrait avoir affaire, mettons», dit la mairesse de Ormstown, Christine McAleer.

Cette dernière, comme plusieurs autres intervenants, a refusé d’identifier lesdites compagnies de transport et de construction, par peur de représailles.
Ces dernières versent carrément des pots-de-vin à des citoyens pour qu’ils acceptent des déversements sur leurs terres, sans en vérifier le contenu, selon plusieurs témoignages. Et la situation dure impunément depuis des années.
«On a malheureusement des citoyens qui ne comprennent peut-être pas l’ampleur du dommage qu’ils font en acceptant que ces chargements soient déversés sur leur terre. Évidemment, ils reçoivent une compensation», déplore la mairesse d'Ormstown.
Des centaines de sites cartographiés
▪ Le Leadership for the Ecozoic, un groupe qui réunit des chercheurs des universités McGill et du Vermont, a utilisé des images satellites et aériennes pour identifier des sites de décharge de déchets de construction non autorisés.
▪ Territoire analysé: le bassin versant de la rivière Châteauguay (excluant Kahnawake), qui parcourt 53 km dans l'État de New York et 68 km au Québec.
▪ Des preuves de déversement ont été repérées sur 674 sites, la majorité d'entre eux ne détenant aucun permis de remblais ou de stockage.
▪ 284 de ces sites sont à très haut risque d’être des dépôts sauvages, selon les chercheurs.

Des municipalités désemparées
Des municipalités se disent désemparées et laissées à elle-même, affirmant que le ministère de l’Environnement est peu présent sur le terrain. La municipalité de Franklin était carrément un «dépotoir» de déchets de construction , selon elle, avant qu’elle se décide à régler par elle-même la situation.
«Tu appelles le ministère pour déclarer un remblai illégal. Ça peut prendre des mois avant que quelqu'un vienne inspecter la situation», plaide la directrice générale de Franklin, Geneviève Carrière.
«Pendant ce temps-là, la végétation a le temps de pousser et le propriétaire de mettre 10 voyages de terre par-dessus pour camoufler ça.»
Les inspecteurs municipaux ne suffisent pas à la tâche et certains se font carrément menacer, voire agresser, par leurs concitoyens qui acceptent de recevoir des déversements illégaux.

«Inexcusable»
L’équipe de chercheurs de McGill qui a réalisé l’étude sur le bassin versant de la rivière Châteauguay affirme avoir trouvé des preuves de déversement sur 674 sites cartographiés par imagerie satellite. Elle soupçonne que 284 de ces sites seraient des dépôts sauvages de déchets de construction.

En 2023, le gouvernement Legault a créé Traces Québec, pour suivre le transport des sols contaminés, notamment en surveillant les déplacements des camions. Mais ce système informatique est ignoré par plusieurs délinquants, selon les chercheurs.
«J’ai été surpris de constater à quel point certains sites de décharge étaient vastes et comment ils s'étaient développés sur une longue période, sans que ça devienne un sujet d’intérêt pour les autorités», souligne un des chercheurs de McGill derrière cette étude, Colin Scott, du groupe Leadership for the Ecozoic.
«On doit avoir confiance [dans le fait] que notre gouvernement est capable de nous protéger des menaces que pose ce type d'activité», affirme le chercheur Geoffrey Garver.
Ce dernier craint une contamination des nappes phréatiques de la région si les déversements de déchets de construction continuent impunément.
«Les substances toxiques vont se ramasser dans la nappe phréatique. Or, en dehors des grands centres, il y a énormément de Québécois qui vont y chercher leur eau potable», soutient aussi l’ancien chef du NPD et ex-ministre de l’Environnement Thomas Mulcair.

Ce dernier se dit «extrêmement préoccupé» par les conclusions de la recherche de McGill.
«C'est inexcusable d'être en train de domper des substances toxiques, parfois cancérigènes, dans la nature par manque de ressources pour surveiller l'application des lois qui sont allègrement contournées au Québec», dit-il.
«C’est une question de santé publique. Ce sont nos puits municipaux. [...] S’il y a contamination, je ne peux pas me revirer de bord sur un dix sous pour fournir de l’eau aux citoyens, affirme la mairesse McAleer. Il faudrait faire bouillir l’eau longtemps avant de trouver une solution de rechange.»
— Avec la collaboration de Charles Mathieu