La poubelle du Québec: des pots-de-vin aux citoyens complices
Des citoyens de la Montérégie acceptent de fermer les yeux sur des dépôts illégaux de déchets de construction en échange d’une compensation financière

Sarah-Maude Lefebvre et Annabelle Blais
Une partie de la Montérégie est devenue un vrai dépotoir à ciel ouvert de déchets de construction. Des centaines de sites sont devenus des dépôts sauvages. Des élus, fonctionnaires et inspecteurs en environnement dénoncent un climat de tension et de harcèlement. Des citoyens participent même à un stratagème de pots-de-vin payés par des entrepreneurs, a découvert notre Bureau d’enquête.
Des citoyens de petites villes de la Montérégie acceptent de fermer les yeux sur des dépôts illégaux de déchets de construction sur leurs terres en échange d’une compensation financière. Un «lucratif» système de pots-de-vin bien connu des autorités de la région.
Des maires, des inspecteurs et des citoyens nous ont raconté cette façon de faire qui serait en vigueur depuis plusieurs années au sein de municipalités situées notamment près la frontière américaine.
Des propriétaires rentabiliseraient ainsi des terrains peu propices à l’agriculture, malgré les risques de contamination de l’environnement.

«Il n’y a pas juste les compagnies qui sont mal intentionnées. Il y a aussi les citoyens, qui acceptent les déversements parce qu’ils ne “croient” pas à la pollution. Ils se disent: “Ce gars-là, il me donne 100$ par voyage de terre. Je vais faire 150 000$ en un mois et je clear mon hypothèque.”» nous a expliqué la directrice générale de Franklin, Geneviève Carrière, dont la municipalité aurait servi de «dépotoir» pendant des années .
«Ça ne me tente pas qu’on vienne péter mes vitres»
Un agriculteur de la région qui a déjà eu des démêlés avec le ministère de l’Environnement concernant la gestion des déchets sur sa terre est bien au fait de ce système.
Il a exigé de demeurer anonyme. «Ça ne me tente pas qu’on vienne péter mes vitres de mon entrepôt.»
«Dans la région, tout le monde est au courant que des camions à benne viennent jeter des déchets des chantiers de construction de Montréal [...] dit l’agriculteur. Tu as un terrain, quelqu’un vient te voir et te dit: “J’ai de la terre et je vais te donner 100$ pour la domper chez vous.”»

Ils n’ont pas peur des conséquences
Des noms de compagnies de transport circulent dans la région depuis quelques années, mais personne n’a voulu nous en identifier formellement, par peur de représailles, mais aussi parce qu’il est difficile de savoir qui est réellement à l’origine de ces dépôts sauvages. Tous pointent cependant du doigt les chantiers de construction montréalais.
«Un contracteur à Montréal, ça va lui coûter peut-être 500$ domper à Montréal. Mais venir domper ici, ça va lui coûter 100$ de voyage, puis mettons 80$ d’essence», affirme la directrice générale de Franklin.
«Il est à 180$ du voyage au lieu de 500$. Quand tu as cinq voyages à faire, la différence ne vaut peut-être pas la peine. Mais quand tu en as 1000?» poursuit Geneviève Carrière.
«Les gens se disent qu’il y a peu de chance qu’ils soient pris sur le fait, en train de domper dans la nature. Et ça coûte beaucoup moins cher que de payer le prix qu’il faut pour s’en débarrasser légalement», souligne aussi l’ex-ministre québécois de l’Environnement Thomas Mulcair, qui s’intéresse à ce dossier.

Les sanctions n’effraient pas beaucoup les délinquants, nous a confirmé un ex-inspecteur du ministère de l’Environnement qui a travaillé dans le secteur pendant plusieurs années.
«Il y a tellement d’argent qui circule dans ce milieu-là que de payer une amende de 10 000$ pour un manquement à loi, ce n’est pas beaucoup d’argent à rembourser pour certains propriétaires», a confié ce dernier sous le couvert de l’anonymat.
«J’ai vu un site de dépôt illégal de bardeaux d’asphalte où le propriétaire du terrain recevait plus d’argent en un mois que le montant de l’amende qu’on pouvait lui donner, dit-il.»
Les compagnies de transport qui font partie de ces réseaux et que parviennent parfois à identifier les inspecteurs sont souvent bien mystérieuses, selon l’ancien fonctionnaire.
«On tombe sur des compagnies à numéro qui sont reliées à une autre personne. On apprend ensuite dans les médias qu’elle est reliée au crime organisé... Que peut-on faire?»
— Avec la collaboration de Charles Mathieu