La communauté anglophone a t-elle raison de craindre la loi 96?

Julien Corona
La loi 96 a été adoptée cette semaine, mais les communautés anglophones et autochtones ne décolèrent pas et souhaitent continuer le combat en cours contre la loi. Ces craintes, infondées ou pas, sont taxées de démagogiques et proches du «délire de persécution» par de nombreux commentateurs.
• À lire aussi: La Commission scolaire English-Montréal contestera la loi 96
• À lire aussi: Nouvelle loi 96: elle ne regrette pas son appel au boycott d'une boulangerie française de Montréal
• À lire aussi: PL 96: de la poudre aux yeux
Quelles sont-elles? Sont-elles fondées? Relèvent-elles de la démagogie politique?
Pour répondre à ces questions, deux professeurs de la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke, Guillaume Rousseau et Maxime St-Hilaire, et un chroniqueur et essayiste, spécialiste des questions de langue française, Frédéric Lacroix, ont accepté de venir nous éclairer sur ce débat linguistique.
Des perquisitions sans mandat pour raisons linguistiques
Différents regroupements de défense des droits de la minorité anglophone ont pu présenter ce projet de loi comme un moyen pour le gouvernement de ne plus être limité par les droits et libertés individuels en cas de perquisition.
Pour Guillaume Rousseau, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke et directeur des programmes en droit et politique appliquée de l’État, «la loi 96 donne à l’OQLF des pouvoirs comparables à ceux que possèdent d’autres organismes publics comme la CNESST par exemple. Dans l’exercice de ses pouvoirs, l’OQLF doit respecter les droits des citoyens prévus par le Code civil, notamment le droit à la vie privée».
Le français uniquement pour les nouveaux arrivants après les six premiers mois
La règle du délai de six mois, imposé par Québec aux immigrants et aux réfugiés après lequel il ne leur est plus permis de recevoir des services dans une autre langue que le français, a été une des règles les plus décriées. Québec solidaire s’est même engagé à la rendre inopérante advenant une victoire aux élections de l’automne.
Pour Guillaume Rousseau, «il y a beaucoup d’exceptions prévues à la règle des six mois, notamment “lorsque la santé, la sécurité publique ou les principes de justice naturelle l’exigent”».
Le droit à l’égalité brimé en raison de l’ajout de cours de français au cégep
L’imposition de nouveaux cours en français dans les cégeps anglophones a aussi provoqué une importante levée de boucliers. Un des arguments les plus souvent mis en avant est le droit à l’égalité brimé par une telle règle.
M. Rousseau précise sur ce point qu’il serait «peu probable que la loi 96 soit considérée comme contraire au droit à l’égalité. D’abord, parce que la disposition de souveraineté parlementaire protège cette loi contre des attaques fondées sur ce droit. Et ensuite parce que souvent les attaques contre la loi 101 basées sur le droit à l’égalité ont été des échecs».
L’abandon de l’anglais en santé
Pour la Coalition pour des services sociaux et de santé de qualité (CSSSQ), le projet de loi 96 aurait des répercussions négatives sur le réseau de la santé, en nuisant notamment aux communications entre le soignant et le patient.
Là encore, M. Rousseau vient rassurer les craintes des communautés anglophones, allophones et autochtones. «L’article 15 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux qui prévoit le droit pour les anglophones de recevoir des services en anglais n’est aucunement modifié par la loi 96», nous explique le professeur.
La suprématie du français en Justice
Une des dernières grandes problématiques exposées par les groupements minoritaires est le risque de voir accorder une suprématie au français en justice. Comme en santé, ce sont les problèmes de communications ainsi que la publicité des débats et des décisions qui peuvent être mis en cause. L’accès à la justice, dont l’accès à des postes de haute instance comme pour les juges, est aussi à risque, selon ces derniers.
Ici aussi, M. Rousseau se fait rassurant. Comme il l’explique, «la loi 96 exige principalement que les entreprises qui déposent des procédures devant les tribunaux en anglais les traduisent en français. Je ne vois pas en quoi ça porte atteinte à une liberté quelconque».
Maxime St-Hilaire, professeur agrégé à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke, prévient que «le Québec se doit quand même de faire attention à ne pas restreindre le statut de l’anglais comme langue judiciaire». Il préconise aussi au législateur de poser des garde-fous pour éviter de faire en sorte que la version française d’une loi l’emporte sur la version anglaise.
Des réactions fondées, démagogiques ou paranoïaques?
Dans le cadre d’une chronique dans Le Journal, en date du 17 mai, notre collègue Mathieu Bock-Côté avait pu parler de «délire de persécution», expliquant que «cette communauté qui représente l’empire anglophone nord-américain au Québec reprend le langage de la diversité pour se victimiser. On se croirait dans 1984, de George Orwell, où le sens des mots s’inverse et la réalité disparaît».
Au-delà de la possible paranoïa qu’une telle vigueur de réaction peut représenter, et alors que de nombreux juristes comme M. Rousseau ont avancé que de telles réactions sont non fondées à leur sens, il faudrait voir du côté de la démagogie politique, selon l’auteur, chroniqueur et essayiste Frédéric Lacroix.
Ce dernier explique qu’«une partie non négligeable de la communauté anglophone semble avoir divorcé du réel».
«Alors que celle-ci dispose d’une surcomplétude institutionnelle majeure et que celle-ci n’est aucunement remise en question par la loi 96, on assiste à une surenchère démagogique dans la dénonciation de cette loi», ajoute-t-il.
Pour lui, «une partie de la communauté anglophone n’a jamais accepté le principe du “français, langue commune” ou du “français, langue d’intégration”. Cette communauté n’accepte pas non plus le statut de “minorité” au Québec, mais se comporte pratiquement comme une majorité».
La loi 96 a été adoptée à l’Assemblée nationale le 25 mai. Le 27 mai, la Commission scolaire English-Montréal annonçait son intention de la contester en justice.