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L'article provient de Le Journal de Montréal
Affaires

Les nouvelles règles d’affichage en français: sortez vos rubans à mesurer

53% des PME ne sont pas prêtes et sont exposées à des amendes de 30 000$ par jour

L'optométriste Optical Center de la rue Laurier Ouest, à Montréal, devra changer d'enseigne s'il veut se conformer à la Charte de la langue française.
L'optométriste Optical Center de la rue Laurier Ouest, à Montréal, devra changer d'enseigne s'il veut se conformer à la Charte de la langue française. Photo Agence QMI, JOEL LEMAY
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Photo portrait de Julien McEvoy

Julien McEvoy

2025-06-02T04:00:00Z
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Depuis hier, les commerçants du Québec doivent respecter une nouvelle règle stricte. Le français sur leurs enseignes doit être deux fois plus gros que l’anglais. Sinon, ils risquent des amendes salées.

Jean-Philippe Mikus sort son ruban à mesurer. L’avocat de chez Fasken en a besoin pour discuter des nouvelles règles d’affichage de l’Office québécois de la langue française (OQLF) en vigueur depuis le 1er juin.

Un des exemples fournis par l'OQLF
Un des exemples fournis par l'OQLF INFOGRAPHIE OQLF

«Sur l’enseigne, il faut mesurer une aire, pas juste compter les mots», illustre le spécialiste du droit de la propriété intellectuelle en entrevue avec Le Journal.

Les règles ne visent pas seulement l’anglais. Une entreprise de Gaspésie ou de Beauce qui a un mot espagnol dans son nom pour sonner exotique doit aujourd’hui modifier son affichage afin de rendre le français deux fois plus visible.

Comment le restaurant Freakin' Poulet de l’avenue Somerled à Montréal va-t-il faire pour se conformer aux nouvelles règles?
Comment le restaurant Freakin' Poulet de l’avenue Somerled à Montréal va-t-il faire pour se conformer aux nouvelles règles? Photo Julien McEvoy
Des géants centenaires dans le collimateur

Toutes les entreprises sont visées sans exception. À 18 mois des élections et trois ans après l’adoption du projet de loi 96 par le gouvernement Legault, la prédominance du français est imposée partout au Québec.

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Le calcul de l’espace sur l’enseigne n’est qu’un enjeu parmi d’autres. La fin de l’exemption pour les noms en langues étrangères signifie que pour Home Depot, Best Buy, Linen Chest, Winners, Toys «R» Us, Foot Locker ou New Look, les enseignes d’hier ne sont aujourd’hui plus conformes.

«Il ne faut pas se gêner d'être qui on est», indique Jean-François Roberge en entrevue avec Le Journal.

Le restaurant Diba de l’avenue Somerled, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, devra-t-il changer son enseigne?
Le restaurant Diba de l’avenue Somerled, dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, devra-t-il changer son enseigne? Photo Julien McEvoy

Le ministre de la Francisation évalue le coût de la mesure pour l’ensemble des détaillants québécois à un peu plus de 50 millions $. Michel Rochette éclate de rire, un rire jaune.

«Une chaîne que je ne peux pas nommer va payer entre 15 et 20 M$ pour se conformer», révèle le président québécois du Conseil canadien du commerce de détail (CCCD) au Journal.

Le ministre Roberge cite Home Depot comme exemple d’entreprise qui négocie à présent sa conformité avec l’OQLF. Le détaillant en vrac Bulk Barn, dit-il, a déjà refait son affichage commercial.

La châine Sugar Daddy's va devoir appeler l'OQLF si ce n'est pas déjà fait.
La châine Sugar Daddy's va devoir appeler l'OQLF si ce n'est pas déjà fait. Photo Diane Tremblay

La nouvelle loi prévoit des amendes en cas de non-respect: de 3000$ à 30 000$ par jour par entreprise, le double et le triple en cas de récidive. Autre changement: l’OQLF accepte maintenant les plaintes anonymes.

Le ministre se veut rassurant. «Si les entreprises ne sont pas conformes, qu'elles appellent l'OQLF», suggère Jean-François Roberge. Si une entreprise montre patte blanche avec un plan de conformité, les inspecteurs accorderont des délais.

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• Écoutez aussi cet épisode balado tiré de l'émission d’Isabelle Maréchal, diffusée sur les plateformes QUB et simultanément sur le 99.5 FM Montréal :

Un guide de 16 pages plein de zones grises

Les nouvelles règles ont été présentées dans un guide de 16 pages publié par l’OQLF en avril 2024.

« Les règles ne sont pas si simples que ça. Il va y avoir des zones grises. »

Jean-Philippe Mikus, avocat chez Fasken à Montréal

- Jean-Philippe Mikus, avocat chez Fasken à Montréal

Fasken

Le français ne doit pas seulement être «deux fois plus grand». Des critères spécifiques sont aussi inclus pour la qualité visuelle et l’éclairage, entre autres.

«S’il y a un encadré autour du texte, est-ce qu’on le compte ou on compte juste les lettres?» se demande le juriste au sujet du calcul de l’espace.

The Ten Spot, dans la chic avenue Greene, à Westmount, devra changer son enseigne pour se conformer.
The Ten Spot, dans la chic avenue Greene, à Westmount, devra changer son enseigne pour se conformer. Photo Agence QMI, JOEL LEMAY

Plus de la moitié des PME ne sont pas prêtes à respecter ces nouvelles règles. C’est ce que révèle un sondage mené en février par la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante.

La majorité des membres du CCCD, parmi lesquels on trouve Canadian Tire, Walmart Canada et Costco Canada, n'est pas prête non plus, admet Michel Rochette.

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«Ce n’est pas une question de volonté, c’est une question d’autorisation, de faisabilité et de fournisseurs», dit le représentant du CCCD au Québec.

Un paysage qui va changer
Cool as a moose est une boutique souvenirs située dans la rue Saint-Jean, à Québec.
Cool as a moose est une boutique souvenirs située dans la rue Saint-Jean, à Québec. Photo Diane Tremblay

Si la réforme est maintenue, «si les amendes sont appliquées avec fermeté, c’est sûr que ça va changer le paysage québécois», assure l’avocat Mikus.

Certaines entreprises «vont avoir des choix difficiles à faire» et les contestations s’annoncent nombreuses. «Il y aura des débats devant le tribunal administratif du Québec» pour démêler ces règles-là, prévient l’avocat.

L’OQLF a beau promettre une approche coopérative au début, la machine bureaucratique de François Legault est maintenant lancée. À 18 mois des élections, le premier ministre a un an et demi pour voir si son pari linguistique passe ou casse.

LES NOUVELLES RÈGLES D'AFFICHAGE DEPUIS LE 1ER JUIN

Ratio obligatoire: le français doit occuper «un espace au moins deux fois plus grand» que l’autre langue – il faut mesurer l’aire, pas compter les mots.

Affichage dynamique: sur les écrans, le texte français doit être «affiché au moins deux fois plus longtemps».

Emballage des produits: les mots descriptifs dans les marques déposées doivent maintenant être traduits en français sur l’emballage.

Qui est touché: toutes les entreprises sans exception.

LA LOI EN CHIFFRES

Adoption: 24 mai 2022, par le gouvernement Legault (CAQ).

Entrée en vigueur: 1er juin 2025 pour l’affichage commercial.

Timing électoral: 18 mois avant les élections du 5 octobre 2026.

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Amendes: de 3000$ à 30 000$ par jour, amendes qui doublent puis triplent en cas de récidive.

Extension francisation: de 25 à 49 employés (doublement du nombre d’entreprises visées).

Coûts estimés gouvernement: un peu plus de 50 millions $ pour tous les détaillants.

Coûts réels révélés: une seule chaîne dépenserait de 15 à 20 millions $.

PME non préparées: 53% selon la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante.

Nouveauté: l’OQLF accepte désormais les plaintes anonymes.

La recette pour éviter l’amende

INFOGRAPHIE OQLF
INFOGRAPHIE OQLF

L’OQLF donne ses trucs dans son guide de 16 pages. Une boucherie hypothétique nommée «Boucherie Best Beef» a plusieurs options pour sauver sa peau. Elle peut installer une enseigne «Boucherie» deux fois plus grande que le nom au-dessus de «Best Beef». Ou ajouter «Saveur et fraîcheur» sous l’enseigne. L’exemple de «Good Tires» montre une autre façon de se conformer à la prédominance du français. Simple comme bonjour? Pas vraiment.

Comment éviter l’explosion d’amendes

L’avocat Jean-Philippe Mikus met en garde contre les réactions impulsives. «Tournez votre langue sept fois avant de vous adresser à l’OQLF», conseille-t-il. L’attitude influence directement le montant des amendes qui varient de 3000 à 30 000$. «Une réponse enflammée disant qu’on ne se conformera jamais est la pire qu’on peut donner», avertit-il. Son conseil: montrer qu’on coopère avec un plan de conformité concret.

Bien plus que les enseignes

L'enjeu de l'affichage n'est que la pointe de l’iceberg. L’emballage des produits est aussi touché: les mots descriptifs dans les marques déposées doivent être traduits en français. La francisation s’étend aux entreprises de 25 à 49 employés, doublant le nombre d’entreprises visées. Ces PME doivent s’inscrire à l’OQLF, faire une auto-évaluation linguistique et potentiellement développer un plan de francisation. Les contrats d’adhésion doivent aussi être offerts en français en priorité. Une révolution bureaucratique qui dépasse largement les enseignes.

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Même les noms «inventés» sont traqués

Des commerces qui se croyaient à l’abri sont dans le collimateur. «Certains vont bientôt apprendre que l’OQLF considère que leur marque est en partie en anglais», prévient l’avocat Jean-Philippe Mikus. L’Office traque maintenant les suffixes étrangers dans les noms «inventés». «“C’est un mot inventé”, dit l’OQLF, “mais les cinq dernières lettres de votre marque sont un suffixe tiré de l’anglais”», explique Mikus. Résultat: même les noms créés par des agences de marketing peuvent être jugés non conformes.

Roberge esquive et relativise

Jean-François Roberge maîtrise l’art de l’évitement. Questionné sur les comparaisons internationales avec d’autres pays, le ministre avoue candidement: «Je n’ai pas cette information-là en tête. »

Pour justifier les coûts de conformité, il évoque ses parents commerçants: «Je ne peux pas vous dire comment exactement ils finançaient leurs investissements.»

Les consommateurs vont-ils payer la facture finale? Même flou: «On ne peut pas savoir exactement comment les entreprises vont s’arranger.»

Quand on lui propose d’aller constater les changements lundi matin, refus catégorique: «Ma journée est déjà pleine, je ne jouerai pas à l’inspecteur.»

Son approche: «L’objectif, ce n’est pas de donner des amendes, c’est d’accompagner tout le monde. Si les entreprises ne sont pas conformes, qu’elles appellent l’OQLF.»

Les secteurs dans la mire

Plusieurs secteurs vendent des produits que les fabricants étrangers refusent de traduire pour le petit marché québécois.

• Magasins de musique: 85% des produits non conformes chez Long & McQuade, boutons «TONE», «BASS», «TREBLE» interdits.

• Chasse et pêche: équipements importés en anglais seulement.

• Camping et plein air: produits spécialisés non traduits.

• Photographie: matériel technique étranger.

• Jeux et loisirs: jeux de société, pièces de collection, albums.

Ces secteurs risquent d’y goûter.

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