Nouvel album pour Ingrid St-Pierre: «J’écris sur ce que je veux de la façon dont j’ai envie»


Cédric Bélanger
Depuis dix ans, Ingrid St-Pierre a fait sa place dans l’industrie musicale à sa manière, avec douceur et poésie. Sur sa nouvelle création, Reines, l’artiste de Cabano met son poing sur la table. « C’est l’album le plus frontal, le plus cru que j’ai fait », affirme-t-elle.
La Ingrid St-Pierre délicate, qui prenait garde de ne pas froisser ni polariser ? Ce n’est pas dans cette puissante ode aux femmes de sa vie que vous la retrouverez.
Transportée par la libération de la parole féminine grâce au mouvement #metoo, Ingrid St-Pierre dénonce, s’indigne, s’inquiète de l’état du monde qu’elle offre à sa fille âgée de deux ans (Le paquebot), rend hommage à une ancienne voisine (Madame Croft), évoque le triste sort des personnes âgées qui vivent seules (Une seule assiette).
Écoutez la pièce-titre pour vous en convaincre. Elle y pourfend les « gangsters et salauds de première » qui jouent « aux rois de la montagne jusqu’au sommet des monts de Vénus ».
« Ça légifère dans nos entrailles, à la queue leu leu les minus », clame-t-elle, hargneuse, avant de promettre que les « Reines lumières lèveront le doigt, l’honneur et l’échine ».
« Haussons la voix sans la peur, mes sœurs. Plus rien ne nous abîme », conclut Ingrid St-Pierre, le poing brandi.
Émancipation
En entrevue avec Le Journal, la chanteuse-pianiste affirme qu’elle s’est permis une « liberté plus grande » sur ce sixième album.
« J’ai toujours été une fille très réservée qui ne prend pas beaucoup de place. Je ne suis pas quelqu’un de très exubérant, mais dans ces textes-là, il y a une espèce d’émancipation, j’ai envie d’être toute puissante, d’être déliée. [...] J’écris sur ce que je veux, de la façon dont j’ai envie. »
Tout ça couvait depuis longtemps. De Reines, la chanson, elle dit qu’elle s’est écrite en elle pendant plusieurs années.
« Je ne veux pas tomber dans un militantisme caricatural, mais j’ai eu envie d’exprimer comment je me sentais, combien de fois j’ai juste mis mon hoodie en marchant dans la rue en baissant la tête et en croisant les doigts que je n’allais pas me faire violer. C’est ma vie depuis 37 ans, c’est ma normalité. Ce qui est plus choquant, c’est de normaliser ça. Pendant toutes ces années, j’ai trouvé ça totalement normal de faire ça, parce que c’est mon quotidien. Ben voyons donc que j’ai accepté ça sciemment », s’étonne-t-elle en le disant à haute voix.
Une artiste engagée ?
L’artiste de 38 ans ne prétend pas détenir solutions et réponses. « J’ai pas sauvé ma peau, comment sauver la tienne », confie-t-elle à sa fille dans Le paquebot, une des plus belles pièces de son album.
Son regard sur la maternité (son amoureux Liu Kong-Ha et elle ont un garçon) a aussi donné la chanson Mères, que l’organisme Mères au front a récupérée pour dénoncer l’inaction climatique.
Serait-elle devenue une artiste engagée ? Non, répond Ingrid St-Pierre. « Mes chansons ne sont pas politiques, elles sont juste incarnées », note l’artiste, bien consciente qu’on peut néanmoins « les coller à bien des affaires. »
L’impact de sa musique, elle l’apprécie tout autant quand il se ressent dans l’intimité, « à hauteur d’homme, à hauteur de femme ».
« Si je change les choses parce qu’une maman met ma musique pour endormir son petit et quand il s’endort plus vite, elle peut aller faire d’autres choses après, c’est être engagé, quelque part. »
Une chose ne change pas chez Ingrid St-Pierre. Que sa plume soit révoltée ou non, elle trouve invariablement les mots pour le dire avec un sens de la poésie et de l’évocation qui force l’admiration.
Il faut même parfois ouvrir un dictionnaire (ou aller sur Google) pour savoir ce qu’est une onoclée sensible (c’est une fougère) ou que signifie la locution latine nihil obstat.
Un terrain de jeu
« Pour moi, la langue française est un terrain de jeu », lance celle qui a été élevée en écoutant les grandes voix de la francophonie musicale.
« J’ai écouté Moustaki, Françoise Hardy, sans trop comprendre le sens de chaque chanson, parce que j’étais trop petite. Ce que j’aime, c’est la musicalité des mots en français. On peut jouer avec les images que les mots nous évoquent. J’aime beaucoup jouer avec les sons, les mots doux, il y a quelque chose de très musical dans la langue française que j’aime et que je chéris. »
Elle sourit de bonheur à l’idée que son amour du français se transmette à ceux qui écoutent sa musique.
« Ce qui fait vraiment plaisir, c’est quand des gens de toutes les générations m’écrivent. Il y a des très jeunes, j’ai des mamans qui m’écrivent que leurs enfants écoutent ma musique. J’ai des ados, des profs qui travaillent mes œuvres en français dans leurs cours. Des gens de mon âge aussi. C’est tellement le plus beau compliment pour moi. Quand des ados m’écrivent pour me dire qu’ils ont fait ma toune à Secondaire en spectacle, qu’ils aimeraient avoir mes partitions, ça me donne des frissons. »
« Si ça peut éveiller le goût du français, poursuit-elle, l’envie d’écrire, l’envie d’aller plus loin, d’écouter d’autres choses au-delà de ce qu’on nous propose à la radio et à la télé, j’aurai fait une petite différence. »
L’album Reines, d’Ingrid St-Pierre, en vente vendredi.
En concert au Club Dix30 de Brossard, le 15 avril, et au Grand Théâtre de Québec, le 27 mai.
Pour toutes les dates : ingridstpierre.com
Le doute et l’humilité
« À chaque album, je doute. Je doute régulièrement. C’est un moteur, le doute. Je trouve qu’il est nécessaire dans mon métier. Le jour où je vais arrêter de douter, je vais arrêter de faire de la musique, tout simplement. »
Ce n’est pas parce qu’elle cumule maintenant une décennie de métier qu’Ingrid St-Pierre considère que sa place hautement méritée parmi la crème de notre colonie artistique est coulée dans le béton.
« C’est un privilège d’être diffusée, d’être écoutée, d’avoir une place après dix ans. Pour moi, ce n’est pas quelque chose d’acquis, c’est quelque chose qui se renouvelle sans cesse, qui s’honore, qui se questionne beaucoup. »
La Ingrid St-Pierre qui dit ça, c’est la fille du Bas-du-Fleuve, élevée dans une famille qui plaçait l’humilité au sommet de son échelle de valeurs.
« Je vais toujours garder ça, je vais toujours être la fille de Cabano. J’incarne ça, je suis ça et je le serai toujours. Par contre, apprécier la place qu’on a et qu’on nous donne, ça ne veut pas nécessairement dire qu’on manque d’ambition », prend soin de préciser celle qui, maintenant que ses enfants grandissent, se voit chanter en Europe.
Curieuse
Douter pour Ingrid St-Pierre implique aussi qu’évaluer la possibilité de changer de carrière est devenu un rituel annuel.
« Ça m’arrive une fois par année, c’est comme un running gag. Je suis sur le site de l’Université de Montréal, de McGill, ou n’importe quelle université, et j’explore. J’aurais envie de tout faire. J’aime avoir des projets étranges, à l’encontre de ce que je fais présentement. »
Oui, elle se remet en question, mais son doute est donc aussi alimenté par sa grande curiosité.
« Écoute, j’ai regardé le programme d’architecture-paysagiste il n’y a pas si longtemps, lance-t-elle en souriant. J’ai un champ d’intérêt très vaste, j’aime faire plein d’affaires, je m’amuse de tout et j’ai envie de choisir le métier de musicienne parce que j’ai envie de transmettre quelque chose, j’ai envie de ce lien avec les gens qui est tellement particulier et que je ne retrouve nulle part ailleurs. J’ai besoin de le choisir, sinon je perds ma pertinence, je perds l’envie d’écrire. À chaque processus créatif, je questionne cette place, je questionne mon envie de faire de la musique et toutes les fois, je réponds oui, parce que, visiblement, je suis encore là. »
Pour encore longtemps, espérons-le.