Technologie, durabilité et apocalypse: À quoi ressemblera la mode de 2070?
Juliette de Lamberterie
De quelle manière nos vêtements et l’industrie en général vont-ils se transformer? À l’occasion de l’anniversaire de Clin d’œil, on se demande ce qu'il en sera... dans 45 ans. Avec trois experts du milieu qui enseignent tous à des créateurs en devenir, on spécule.
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Fermez les yeux. Imaginez l’année 2070 : quelles images défilent dans votre tête? Des voitures volantes, comme on les imagine depuis les années 1960? L’intégration de la technologie à même nos corps? Les géants de la tech, plus influents que jamais, ont une fascination pour la science-fiction, omniprésente dans leurs stratégies marketing. Difficile donc, de s'y projeter en dehors de l’intelligence artificielle ou des esthétiques futuristes qui nous sont constamment imposées.

«Dans les années 1960, Courrèges et Cardin ont imaginé une mode lunaire, avec des combinaisons comme si on était pour vivre dans l’espace», raconte Stéphane Le Duc, journaliste de mode, enseignant et animateur. «Même si on a maintenant des voyages spatiaux, je n'ai pas l’impression qu'on prendra cette direction. C’est plutôt l’opposé : je pense qu’on ira plutôt vers une mode individualiste, plus créative.»

C’est un point sur lequel les trois experts s’accordent: la personnalisation sera de plus en plus importante dans la conception des vêtements du futur. À l’ombre de la crise climatique, le secteur devra aussi allier technologie et écoresponsabilité, ce qui n’est pas une mince affaire dans une industrie qui ne roule encore qu'à deux vitesses.

L’IA comme grande créatrice?
L’IA générative comme outil accessible à tous s’est développée massivement dans les dernières années. L'arrivée de ChatGPT en novembre 2022, suivie d’autres grands modèles de langage et des logiciels de génération d’images et de vidéos bouleversent les industries créatives, posant bon nombre d’enjeux éthiques et sociaux auxquels on tente toujours de répondre.
Dans le design de mode, «c’est certain que ça occupera beaucoup de place», dit Le Duc. «Avec la mode éphémère, on sait très bien qu’on essaie d’être de plus en plus rapide et d'épargner de l’argent, qu’on tente de ne plus avoir à engager de créateurs». Il est d’avis que même si les dilemmes moraux sur la place de l’IA dans la création sont très présents aujourd’hui, son utilisation sera vite normalisée vu son accessibilité. «J’ai l’impression qu’on verra naître deux phénomènes : la production basée sur la technologie, si on peut l’appeler comme ça, et celle basée sur le côté artisanal, qui restera un phénomène de luxe».
L’IA est bien présente dans le zeitgeist de la mode. Pour sa collection automne-hiver 2020/2021 déjà, Acne avait collaboré avec l’artiste Robbie Barrat pour générer des modèles de vêtements à l’aide des bases de données de la marque. Le fondateur Johnny Johansson avait affirmé être «particulièrement heureux de la façon dont l’IA nous a appris à voir les vêtements, avec un regard différent, sans préjugés», faisait fi, ironiquement, de la manière dont l’IA générative reproduit bel et bien les biais humains. Finalement, les résultats générés par l’IA n’avaient servi que d’inspiration, les pièces ayant été conçues selon les stricts standards de fabrication des grandes marques.
Joanna Berzowska, professeure en design et arts numériques à Concordia et fondatrice d’un studio de recherche en textiles électroniques, XS Labs, voit les deux côtés de la médaille de l’usage de l’IA générative dans le processus de création. «Dans mes cours, je vois beaucoup de créateurs utiliser cette technologie pour explorer de nouvelles approches, pour stimuler leur créativité», dit-elle. «D’un côté, on peut dire qu’elle freine leur imagination. Mais de l’autre, on peut aussi affirmer qu’elle remet en question la vision de la création individuelle.»
Berzowska et Le Duc mentionnent tous les deux que l’IA générative jouera aussi un rôle dans la personnalisation et l’expérience client : avec celle-ci et d’autres technologies adaptées, on pourra facilement choisir la couleur, le tissu ou la coupe d’un morceau avant sa fabrication, en quelques clics. On peut même imaginer une mode entièrement sur commande, où le client pourrait lui-même générer un vêtement selon ses besoins et ses envies.
Des textiles qui changent l’humeur
Dans quelques décennies, on pourrait même personnaliser nos vêtements de manière plus extrême, en métamorphosant nos pièces en un instant. Pensez à un chandail dont on pourrait changer la forme ou la couleur. Eh oui, c’est possible, et Joanna Berzowska a déjà réalisé des projets de la sorte grâce à ce qu’on appelle les fibres fonctionnelles. «J’imagine les créateurs du futur penser aux vêtements comme à une production théâtrale, c'est-à-dire qu'ils changeraient et évolueraient au lieu d’être statiques et d’avoir une seule fonction», dit Berzowska. Elle a aussi travaillé sur des pièces qui révèlent ou dissimulent des parties du corps sur commande ou qui peuvent même transmettre des vibrations, des massages ou des odeurs en réaction à notre stress, grâce à des capteurs intégrés dans les fibres.


«D’ici 45 ans, je crois qu'on aura des vêtements qui pourront nous aider à jouir d'une meilleure vie, sur le plan de la santé mentale et physique», dit-elle. Ces pièces pourraient détecter les données biométriques de notre corps, un peu à l’image de ce qu’une AppleWatch fait présentement, et potentiellement même nous aider à réguler notre système nerveux. Ces fibres fonctionnelles n’existent pour l’instant que sous forme de prototypes et sont extrêmement dispendieuses. Mais pour Berzowska, d’ici 45 ans, elles pourraient être produites en masse.
Il reste tout de même des obstacles de taille, surtout liés au fait que ces dispositifs technologiques nécessitent du travail à la main difficile à intégrer à de grandes chaînes de production automatisée. Par exemple, inclure des senseurs dans les tissus nécessite d’entremêler des fibres en argent avec d'autres fibres comme du polyester, une tâche minutieuse. Et bien sûr, la question de la sécurité de nos données personnelles se pose : «Toutes les grandes entreprises technologiques s’intéressent de près au corps humain et veulent avoir accès à toutes ces données, ce qui est effrayant», dit Berzowska.

En dehors des technologies qui utilisent les données, les textiles innovent d’autres façons. On peut penser aux tissus qui favorisent la respirabilité ou les revêtements antimicrobiens, déjà commercialisés et particulièrement demandés dans le domaine de la performance; l’entreprise canadienne Lululemon est un exemple de leader en la matière. D’ici plusieurs décennies, on fera beaucoup de progrès dans ces domaines : «La technologie permet de faire des fibres de plus en plus petites, mais à la fois très solides et durables, analyse Stéphane Le Duc. C’est intéressant, parce que ça permet de les conserver plus longtemps et de les intégrer dans une garde-robe de base». Vue l’urgence de la crise climatique, mieux vaut espérer que la technologie contribue à réduire la surconsommation et le gaspillage dans l’industrie, qui restent astronomiques à ce jour.
La mode à petite échelle?
Selon le programme des Nations Unies pour l’environnement, nous produisons 92 millions de tonnes de déchets textiles par an sur la planète. C'est l’équivalent d’un camion-poubelle rempli de vêtements détruit... toutes les secondes. Anne-Marie Laflamme, designer et co-fondatrice d’Atelier B, une boutique-atelier durable basée à Montréal, souligne que si la recherche technologique peut faire partie de la solution, c’est surtout dans la réutilisation des textiles qu’il faut innover en masse. D’ailleurs, en 2021, Atelier B est devenue la première marque canadienne à avoir une production manufacturière sans déchet. Pour ce faire, l’atelier recycle les retailles de tissus pour en faire de petits accessoires et les «retailles de retailles» sont transformées en pâte, qu'on utilise ensuite pour faire des objets pour la maison.

Œuvrant depuis plus de 15 ans dans le design lent et la recherche sur la circularité des textiles, Laflamme donne sa vision d’un système réellement moins extractif pour le futur : «Ce serait une industrie où il y aurait des boucles courtes, donc des écosystèmes locaux. On pourrait travailler avec les matières disponibles sur place et garder en tête l’objectif d’aller de la fibre jusqu’au vêtement localement.» Aussi, il faudrait produire selon les besoins, et non pas en quantités astronomiques.

Mais le problème majeur, indique-t-elle, réside dans une industrie à deux vitesses où les vêtements peu chers sont fabriqués dans des conditions proche de l’esclavage, et où les pièces confectionnées localement sont beaucoup plus dispendieuses. «Il faut rééquilibrer ce système afin d’éviter que certains pays continuent d’abuser de la masse ouvrière d’autres peuples», dit-elle, pour espérer un monde différent de celui annoncé par Le Duc, où la production éthique et non extractive ne serait réservée qu’aux élites.
Tant que les grandes compagnies ne seront pas légalement obligées de respecter des normes environnementales strictes, elles ne le feront pas, pense la créatrice, qui a elle-même cherché à donner l’exemple en montrant que des alternatives sont possibles. «On est la preuve que ces projets sont réalisables, même avec de petits budgets. Imaginez ce que les grandes entreprises pourraient faire avec des budgets plus imposants».
Laflamme croit elle aussi que le futur de la mode rime avec personnalisation et multiplicité des choix, et que les petites marques permettent justement cela : «L’avenir, ce n’est pas juste discuter avec des chatbots et commander en ligne. Au contraire, je pense que ce que les gens apprécient de cette customisation, c’est toute l’expérience humaine autour», dit-elle. En travaillant avec un atelier et en personne, on s’assure réellement qu’un vêtement nous sied parfaitement, et on satisfait du même coup notre envie d’avoir un produit unique et niché.
Esthétiques futures : entre noirceur et rêve
À l’occasion de ce numéro anniversaire, on se projette 45 ans dans le futur, à une ère qui semble à des années-lumière de nous. Mais si l’on pense aux années 80, les manières de s’habiller étaient-elles si différentes? «Ce n’est pas tant les vêtements qui changent, parce que les gens portent encore des jeans et des t-shirts. Ce qui change, c'est la façon dont ils les portent, dont ils les agencent et les superposent», observe Laflamme. D’ailleurs, celle-ci ne croit pas beaucoup à la révolution du vêtement techno en dehors des domaines de la performance et de la santé : «Ça fait presque 25 ans que je suis en design et ça doit faire 25 ans qu’on dit que les vêtements vont être connectés».

Il faut aussi reconnaître l’éléphant dans la pièce : alors qu'on voit une résurgence des régimes autoritaires et qu’on peine à mitiger l’effondrement climatique, difficile de ne pas imaginer l’an 2070 comme... apocalyptique. Pour Stéphane Le Duc, ce climat est un terreau fertile à l’émergence de vêtements protecteurs, des pièces à l’allure générique, mais qui agissent en véritable armure capables de nous protéger des agressions. «On sent malheureusement une grande violence dans la société, dit-il. On a souvent fait la métaphore en mode. Catherine Deveuve disait, à propos d’Yves Saint-Laurent, que ses vêtements la protégeaient comme une armure. C’était au sens figuré, mais au sens propre, j’ai l’impression que ce type de vêtements fera partie de l’avenir.»

Nos anxiétés du présent influencent donc inévitablement la façon dont nous imaginons et façonnons les tendances du futur. On voit depuis plusieurs années une esthétique dystopique émerger dans la mode underground, avec des pièces déchirées et superposées, portées de la «mauvaise» manière, créant des looks impeccablement déconstruits — suffit de penser à Rick Owens ou Maison Margiela.

Du côté de la relève, Stéphane Le Duc voit deux directions artistiques principales chez ses élèves jeunes créateurs. D'un côté, il y a ceux et celles qui intègrent l’idée de l’apocalypse dans leurs designs: la collection automne-hiver 2025-2026 de la marque québécoise Matières Fécales, qui fait actuellement fureur de l’autre côté de l’Atlantique, en est un bon exemple. «Ce duo représente la nouvelle génération, qui apprécie l’artisanat et qui dénonce la production de masse. On sent dans leurs vêtements une forme d’agressivité», dit-il.

En effet, ils se plaisent à faire défiler des mannequins dont le corps est transformé; plusieurs n’ont pas de cheveux et sont fardés de blanc, comme si ceux-ci avaient été victimes d'une catastrophe nucléaire. Juchées sur des talons vertigineux, les silhouettes de Matières Fécales en imposent dans des vêtements structurés se mêlant à leur morphologie, les rendant presque menaçants.

De l’autre côté du spectre, «il y a ceux qui veulent s’en éloigner, avec un vêtement plus romantique qui évoque le monde du rêve». Les pastels, les matières aériennes et les éléments puisés dans les époques anciennes en font la particularité. On en a d’ailleurs beaucoup vus au printemps 2025 avec des marques comme Loewe ou Chloé, qui ont hautement revendiqué le retour des esthétiques boho.

Évidemment, impossible de prévoir quelles microtendances seront hip en 2070, celles-ci se renouvelant de plus en plus vite grâce aux réseaux sociaux. La question principale est plutôt: arriverons-nous à casser le rythme d’ici là? Saurons-nous revenir à une mode plus lente, mais abordable? Cela dépendra de l’évolution de nos systèmes. Mais comme l'indiquent les trois experts, nos tendances seront de moins en moins homogènes, fragmentées notamment selon le rôle que les consommateurs donnent à leurs vêtements: un outil de protection ou de santé, un attribut purement utilitaire ou un vecteur d’expression de soi et de ses idéaux.

Pour s’amuser, nous avons demandé au modèle de langage ChatGPT de nous donner ses propres prédictions. Le logiciel en a long à dire sur l’harmonie projetée entre technologie et nature... Mais comme avec toute IA générative, il faut en prendre et en laisser.
«En 2070, la mode sera ultra-adaptative : les vêtements changeront de couleur, de forme et de texture selon l’environnement, l’humeur ou les besoins. Les tissus seront biosourcés, cultivés en laboratoire ou imprimés en 3D. L’esthétique fusionnera technologie et nature : des habits vivants, autoréparables, ou même biodégradables à la demande. La distinction entre vêtement, accessoire et interface disparaîtra — tout sera connecté, mais invisible.»