Fait rare dans le monde médical: accusation criminelle contre une ex-anesthésiste
La femme de 52 ans fait face à la justice après le décès d’un patient

Héloïse Archambault
Plus de trois ans après le décès troublant d’un patient âgé au bloc opératoire, une ex-anesthésiste de Laval est finalement arrêtée pour homicide involontaire. Un rare cas d’accusation criminelle dans le monde médical.
Isabelle Désormeau a été arrêtée le 30 mars dernier, par le Service de police de Laval, lit-on dans un communiqué diffusé ce matin. La femme de 52 ans a été libérée avec des conditions à respecter, et comparaîtra à la Cour du Québec, le 21 avril prochain.
Un signal fort
L’accusation fait suite au décès d’un patient de 84 ans, dont l’identité est protégée, le 1er novembre 2019, à l’hôpital Cité-de-la-Santé, à Laval.
«Le délai entre les faits et les accusations a été particulièrement long dans ce cas-ci», commente Me Patrick Martin-Ménard, spécialisé dans les questions de santé.
Il s’agit d’un rare cas d’accusation criminelle pour un professionnel de la santé dans l’exercice de ses fonctions médicales, au Québec.
- Écoutez le résumé du journaliste Alexandre Moranville via QUB radio :
«C’est excessivement rare, réagit Me Martin-Ménard. Ça envoie un signal fort que les médecins au même titre que n’importe quelle autre personne, ne peuvent commettre de gestes criminels dans l’exercice de leurs fonctions. C’est important qu’on ne laisse pas passer des gestes comme celui-là.»
L’homme âgé et très malade avait été opéré à l’abdomen, mais le traitement palliatif avait finalement été choisi.
Or, l’anesthésiste lui avait plutôt administré trois médicaments, et l’avait débranché du respirateur, selon des documents juridiques obtenus par Le Journal. (voir résumé des faits plus bas).
«Ça ne devrait pas être long, une affaire de quelques minutes», aurait-elle commenté.
Deux infirmières avaient été «choquées» et «bouleversées» par les gestes posés par l’ex-médecin. Informé de la situation, le directeur des services professionnels de l’hôpital avait conclu qu’il semblait s’agir d’euthanasie.
À la suite du décès, Mme Désormeau avait fait l’objet d’une enquête disciplinaire, au Collège des médecins du Québec. Elle avait accepté de ne plus pratiquer le temps des procédures. L’enquête n’a toujours pas mené à des accusations à ce jour.
Depuis 2019, Mme Désormeau a multiplié les procédures juridiques jusqu’en Cour suprême pour que son identité ne soit pas publiée. Les médias ont finalement pu la nommer en décembre 2021.
Une semaine après le décès, le Service de police de Laval avait ouvert une enquête. En décembre 2021, soit deux ans plus tard, elle n’avait toujours pas été rencontrée par les policiers de Laval.
Par ailleurs, le rapport du coroner n’a toujours pas été rendu public à ce jour.
De rares cas au Québec
En 2018, le Dr Jérôme Dufour avait été trouvé coupable d’avoir omis de fournir les choses nécessaires à l’existence d’une personne à sa charge. C'était la première fois au Canada qu'un médecin était reconnu coupable de gestes criminels dans l'exercice de ses fonctions.
L’urgentologue de Laval avait donné congé à une patiente très malade, qui était ensuite décédée à son domicile. Il a été condamné à neuf mois de détention dans la collectivité.
DÉCÈS TROUBLANT AU BLOC OPÉRATOIRE
Voici un résumé des événements entourant la mort du patient à la Cité-de-la-Santé, à Laval. Les faits rapportés sont tirés des documents judiciaires déposés en cour.
«À la grâce de Dieu»
Le 31 octobre 2019, le patient de 84 ans s’est présenté à l’hôpital pour des maux de ventre. On lui a diagnostiqué une occlusion intestinale qui nécessitait une chirurgie.
Conscient des risques associés, l’homme ne souhaitait «pas d’acharnement thérapeutique, laissant le tout à la grâce de Dieu». Il ne voulait pas de réanimation cardiorespiratoire ni d’intubation d’urgence, lit-on.
Vers une mort douce
À 2 h, le patient est conduit en salle d’opération. Au bout de deux heures, le chirurgien a découvert «de la nécrose sur d’importants segments de l’intestin grêle». Le médecin a quitté la salle, et a appelé la nièce de l’homme, qui agit comme contact pour les décisions médicales. Étant donné les lourdes séquelles possibles, le traitement palliatif a été choisi.
Le chirurgien a ensuite expliqué à la nièce que son oncle serait transféré aux soins intensifs, et qu’il mourrait «tranquillement», entre quelques heures plus tard et deux jours.
De retour en salle d’opération, le chirurgien a refermé la paroi abdominale et a expliqué à l’anesthésiste qu’il « n’y a pas de survie attendue du patient compte tenu de l’atteinte à son système digestif», lit-on.
Il «n’a aucune famille»
L’anesthésiste a ensuite appelé un médecin aux soins intensifs et lui a dit que le patient «n’a aucune famille pour l’accompagner dans ce processus». Une infirmière est alors intervenue pour dire que celui-ci «a une fille», et «qu’il est faux de prétendre qu’il n’a pas de famille», précise un document.
En réponse, la médecin «questionne l’utilité de trouver une chambre au patient alors que celui-ci pourrait être amené directement à la morgue».
«Pas la procédure»
Vers 4 h 45, la médecin administre à l’octogénaire trois médicaments et le débranche du respirateur.
«Ça ne devrait pas être long, une affaire de quelques minutes», aurait-elle commenté.
Deux infirmières, un préposé et un inhalothérapeute étaient présents. «Choquées», les deux infirmières ont manifesté leur désaccord et «lui disent que ce n’est pas la façon de faire».
Or, la médecin n’en aurait pas tenu compte, lit-on.
Après 10 à 15 minutes d’attente, le patient n’était pas encore mort. La médecin aurait alors dit que l’homme «a le cœur fort», lit-on. En attendant le décès, une employée a même entrepris des démarches pour trouver un lit à l’aîné.
En rencontre avec le directeur des services professionnels (DSP), plus tard, la docteure aurait avoué qu’elle n’était pas la plus expérimentée dans l’administration des soins palliatifs, et que les doses «étaient plus importantes que possiblement souhaitées», indique un document.
«C’est ta décision»
La médecin aurait ensuite appelé un collègue à l’interphone pour qu’il vienne remplir le constat de décès. Il aurait refusé en répondant : «Je le signerai pas, c’est ta décision», lit-on.
Il le signera finalement plus tard.
Vers 5h, l‘homme est décédé, soit entre 15 et 20 minutes après l’injection.
À 7 h, un membre de sa famille s’est présenté à l’hôpital.
Il semble s’agir «d’euthanasie»
Informés des circonstances du décès par les infirmières, le DSP et le président du Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens (CMDP) se sont adressés au Collège des médecins. Ils ont reçu un avis selon lequel « il semble s’agir d’euthanasie ».
«Décision commune»
Le 8 novembre 2019, l’anesthésiste a donné une version différente de celle des infirmières au DSP, le Dr Alain Turcotte, lit-on. Elle aurait dit que « pour sa part, il s’agissait de soins palliatifs et qu’elle cherchait à soulager le patient ».
Dans son rapport médical, la médecin a écrit qu’il y a une « décision commune de nous trois » (les médecins en poste cette nuit-là) de « donner une sédation palliative ». Un médecin a nié avoir discuté de la médication.
11 novembre 2019
L’anesthésiste aurait proposé de démissionner sous certaines conditions, dont celle d’effacer toute trace de cet événement du dossier professionnel. Le Dr Turcotte a refusé et elle a démissionné sans condition.
Décembre 2019
À la suite de procédures en discipline devant le Collège des médecins du Québec, la médecin a démissionné, et ne peut plus pratiquer.
Février 2020
L’enquête policière est terminée, et le dossier a été transféré au Directeur des poursuites criminelles et pénales. Aucune décision n’a été annoncée.
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