L'écrivain Mathias Enard explore les destins croisés d'un déserteur et d'un mathématicien


Karine Vilder
Mathias Enard, qui a remporté en 2015 le prix Goncourt avec Boussoles, écrit de façon magnifique. Et cette fois encore, le lire est un réel plaisir.
Déserter, le nouveau roman du Français Mathias Enard, s’ouvre sur l’histoire d’un homme qui fuit la guerre et son cortège d’horreurs : les balles, la mort, la torture, les viols, la souffrance, les hurlements. On ne connaît pas son nom, il ne nous dira jamais dans quel pays il se trouve et on ne saura pas trop ce qui l’a poussé tout d’un coup à abandonner la zone de combat. Mais depuis des jours, il marche dans la montagne vers le nord en prenant soin de ne pas être vu, car on le recherche sûrement déjà activement.
Dans la tête de Mathias Enard, ce n’est pourtant pas avec ce déserteur que le livre a commencé.
« En fait il a commencé avec Paul Heudeber, un brillant mathématicien allemand dont je savais que la vie allait ressembler à celle de [l’homme de lettres et essayiste autrichien] Jean Améry, explique l’écrivain, qu’on a pu joindre en juillet dernier pendant qu’il se trouvait à La Baule-les-Pins. C’est ensuite, peut-être un an plus tard, que le déserteur est apparu. Il me manquait une deuxième voix pour faire un contrepoint, et puis l’invasion de l’Ukraine par la Russie a changé la donne en ramenant la réalité de la guerre en Europe. Je me suis dit qu’il fallait ajouter à mes propos sur la guerre, la fidélité et le XXe siècle un aspect extrêmement concret, extrêmement matériel sur ce que c’était que quitter la violence des combats. »
Passé trouble
Avant d’en venir à Paul Heudeber, il faut parler un peu d’Irina, sa fille. Historienne des mathématiques, elle a maintenant 70 ans et c’est elle qui va nous raconter la vie très particulière de Paul, ainsi que celle de Maja, la femme qu’il a aimée jusqu’à son dernier souffle. Et comme il fallait bien qu’elle débute son récit quelque part, Irina choisira de revenir sur le colloque qui a été organisé le 11 septembre 2001 en l’honneur des 40 ans d’existence de l’Institut de Mathématiques de l’Académie des sciences de la RDA, que Paul a longtemps dirigé.

Bon. Vu la date où il a eu lieu, on peut imaginer sans peine pourquoi il a dû être écourté. Mais malgré ses 83 ans passés, Maja y était. Maja Scharnhorst, célèbre politicienne de l’Allemagne de l’Ouest et ardente militante des droits de la femme qui, à l’époque du Rideau de fer, était régulièrement soupçonnée d’être de mèche avec l’Est. Car aussi surprenant que cela puisse paraître, Paul et leur fille Irina vivaient loin d’elle, de l’autre côté du mur.
« Moi, ce qui captive dans cette histoire, c’est bien sûr la relation entre Paul et Maja, leur relation à distance à cause de choix politiques à la fois différents, mais en même temps très proches, d’un côté et de l’autre de l’Europe, précise Mathias Enard. La façon dont Paul a essayé de vivre jusqu’au bout l’utopie communiste m’a aussi intéressé. Ça aurait été une tout autre histoire s’il avait été un mathématicien de l’Ouest. Il y a eu cette espèce de filière de l’école de Göttingen qui a été un très grand endroit pour l’histoire des mathématiques du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe, puisque ça s’interrompt avec le nazisme. Comme la plupart des mathématiciens de cette école étaient juifs, ils ont pour l’immense majorité d’entre eux quitté l’Allemagne et Paul est aussi le fruit de cette histoire-là. »
Drôle de numéro
Paul, donc. Qu’on n’aura jamais la chance de croiser « en vrai » dans les pages du livre, parce qu’il a tragiquement disparu en 1995. Mais grâce à sa fille et aux innombrables lettres qu’il a envoyées à Maja, on en apprendra beaucoup sur lui, sur son inépuisable ferveur communiste, sur le mathématicien de génie qu’il était, sur son passé marqué par le camp de Buchenwald, sur l’ouvrage qu’il a laissé.
Et le déserteur dans tout ça ?
« Je pense que l’histoire du déserteur et celle de Paul ont beaucoup de points en commun et partagent peut-être même des personnages, souligne Mathias Enard. Il y a des points géographiques en commun et on peut essayer de trouver les liens entre les deux sur le plan narratif, mais aussi sur ces questions moins directes de la violence, de l’abandon, du désir, du rapport au temps. Si j’avais fait se rencontrer ces deux histoires, si à un moment on avait vu d’une façon extrêmement explicite qui était réellement ce déserteur ou s’il s’était retrouvé dans l’autre histoire, ça aurait été complètement univoque. Et pour moi, ça aurait vraiment perdu de son intérêt. »