Guerre des stupéfiants: les Hells Angels veulent acheter la paix avec les gangs
Pour la première fois en près de 25 ans, les motards sont prêts à céder plusieurs de leurs territoires du marché des stupéfiants
Félix Séguin, Marc Sandreschi et Eric Thibault
Pour la première fois en près de 25 ans, les Hells Angels sont prêts à céder le contrôle de plusieurs de leurs territoires de vente de stupéfiants à des gangs de trafiquants, tant à Montréal qu’à Québec, afin de conclure une trêve au violent conflit qui fait rage dans ce milieu depuis presque deux ans.
Des membres en règle du groupe de motards à la tête du marché québécois de la drogue depuis plus de deux décennies ont eux-mêmes fait part de ce revirement de situation à des policiers spécialisés dans la lutte au crime organisé, dont ceux de la Sûreté du Québec, a appris notre Bureau d’enquête.
Seule issue
«C’est la seule façon de parvenir à stopper cette guerre-là», nous a dit une source policière bien au fait de la décision que les Hells viennent de prendre pour mettre fin aux hostilités qui ont d’abord éclaté dans la région de la Capitale Nationale, au début de 2023, avant de s’étendre ailleurs au Québec.

Les Hells auraient notamment fait des offres concernant des territoires de vente de drogue situés au nord de la ville de Montréal ainsi qu’en Montérégie.
L’identité des gangs et des trafiquants indépendants qui sont mêlées à ces tractations, de même que la nature des offres soumises, restent secrètes pour l’instant.
Refus de «Pic» Turmel
Mais toutes les parties impliquées seraient encore loin de s’entendre. C’est le cas du gang à l’origine de cette guerre.
L’hiver dernier, le BFM (Blood Family Mafia), dirigé par le jeune caïd en exil Dave «Pic» Turmel, avait sèchement rejeté une première tentative de règlement des Hells.

En février 2023, Mario «Banane» Auger, un influent membre des Hells du chapitre de Québec depuis 1998, s’était rendu en Europe, où Turmel se cache des policiers québécois qui le recherchent, pour lui faire une proposition.
Selon nos sources, l’offre des motards incluait:
- Le contrôle du marché des stupéfiants dans les secteurs de Charlesbourg, un arrondissement de la ville de Québec, et du territoire de Lévis, sur la Rive-Sud.
- Une exemption du versement aux Hells des redevances de 10% sur les ventes de drogue – communément appelée la «taxe» – que les motards imposent à tous les trafiquants dans ce milieu depuis au moins 2015 mais que plusieurs gangs refusent maintenant de payer.
- Le consentement des Hells à «oublier» le vol présumé de 28 kg de cocaïne (d’une valeur totalisant un million et demi de dollars) commis à leurs dépens au début de 2023, qu’ils attribuent au groupe de Turmel et qui aurait lancé les hostilités.
Turmel aurait cavalièrement répondu en riant au visage d’Auger et en lui conseillant de déguerpir sur-le-champ s’il ne voulait pas finir «en morceaux».

Peu après son retour au Québec, Auger a aussi échappé à une tentative de kidnapping du BFM.
250 000$ pour un caïd
Depuis ces incidents, on ignore si les Hells ont fait une nouvelle offre au gang de «Pic» Turmel, ni à celui de l’un de ses principaux alliés, le caïd All Boivin. Ce trafiquant de 34 ans dispute lui aussi le contrôle du marché des drogues aux Hells mais dans sa région, au Saguenay–Lac-Saint-Jean.

Boivin et sa conjointe Yaulise Lemieux-Bellavance, 26 ans, se cachent également des forces policières qui les soupçonnent de vivre sous des identités d’emprunts.
Les autorités ont promis une récompense record de 250 000$ à toute personne qui les aidera à faire la capture de Boivin, traqué depuis février 2023.

Accord avec le clan Rizzuto
La dernière fois où les Hells Angels ont formellement négocié d’importants territoires de vente de stupéfiants avec d’autres groupes du crime organisé, c’était avec le clan Rizzuto, il y a 24 ans et demi.
Le 21 juin 2000, dans un restaurant de Laval, des Hells du chapitre Nomads et des représentants du clan dominant de la mafia montréalaise avaient conclu un accord en vertu duquel ils allaient contrôler l’approvisionnement, la distribution et le prix courant de la cocaïne à Montréal.
Les motards s’étaient alors engagés à laisser à la mafia italienne la mainmise sur certains territoires, dont Saint-Léonard, Ahuntsic et Rivière-des-Prairies.
Des motards craignent pour leurs familles
Un vétéran porte-couleurs des «anges de l’enfer» a admis aux policiers que la violence inouïe qui caractérise l’actuelle guerre des stupéfiants lui faisait craindre pour la sécurité de ses enfants et de sa famille.
Pareil aveu d’un Hells Angels, qui en a pourtant vu d’autres et dont les craintes sont vraisemblablement partagées par plusieurs de ses camarades, ne serait pas étranger à leur récente ouverture à négocier avec d’autres gangs mêlés à ce lucratif commerce illicite, d’après des sources de notre Bureau d’enquête.
Le fait que les représentants québécois de la plus importante bande de motards criminalisés au monde se résignent à tendre un rameau d’olivier à leurs adversaires peut paraître surprenant.
C’est la même bande qui a chassé le groupe de motards Outlaws du Québec à coups d’attentats, dans les années 1980.
Les Hells ont ensuite renversé les Rock Machine au terme d’une guerre meurtrière qui a fait plus de 160 morts dans la province, entre 1994 et 2002.

Sauf quelques exceptions, les Hells ont tous passé plusieurs années derrière les barreaux pour leur rôle dans cette guerre des motards.
Mais le conflit actuel est bien différent des précédents et donne lieu à des scènes jamais vues dans le passé.

Torture et mutilation sur vidéo
L’hiver dernier, des enregistrements vidéo de séances de torture perpétrées par des commandos du BFM ont été envoyés à des Hells de Québec dans le but d’intimider ces derniers.
Sur des vidéos obtenus par notre Bureau d’enquête, les agresseurs lourdement armés se filmaient en train de mutiler leurs victimes avec un couteau ou un chalumeau, en plus de leur faire dire que tout était «de la faute» des Hells.
L’été dernier, les autorités carcérales ont suspendu la libération conditionnelle du Hells Bernard Plourde, qui contrôle le marché des stupéfiants au Saguenay–Lac-Saint-Jean, et l’ont ramené au pénitencier pour sa propre sécurité.

La vie de Plourde serait menacée par le clan du trafiquant All Boivin, qui utilise les mêmes techniques d’intimidation que le BFM.
Ados recrutés
Cette flambée de violence a atteint un autre niveau à la mi-septembre quand les policiers ont découvert le corps sans vie d’un adolescent de 14 ans près du repaire des Hells à Frampton, en Beauce.
La police croit que le jeune Mohamed-Yanis Seghouani, originaire de Montréal, est mort lors d’une attaque contre le local des motards.

Il était accompagné d’un autre mineur et leurs armes à feu, de type AK-47, furent trouvées à l’intérieur d’un véhicule calciné.
L’ado décédé était affilié à un gang de rue lié au Arab Power, une organisation criminelle montréalaise qui ambitionne de devenir un gros joueur sur le marché des stupéfiants.
«C’est dégueulasse», avait alors commenté avec dépit le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel.