Publicité
L'article provient de Le Journal de Montréal
Opinions

Francisation en entreprise: un modèle à repenser dès maintenant

Photo d’archives
Partager

Tania Longpré, Ph.D, enseignante en francisation, chargée de cours dans plusieurs universités

2025-05-26T22:00:00Z
Partager

Le plus récent rapport du commissaire à la langue française, Benoît Dubreuil, lève le voile sur une réalité que bien des acteurs constatent sur le terrain depuis longtemps: la francisation en milieu de travail (FMT), dans sa forme actuelle, ne permet pas une véritable intégration linguistique des travailleurs. Offerte à raison de quelques heures par semaine, souvent dans des conditions peu propices à l’apprentissage, cette formation ne répond pas aux besoins réels des apprenants. Pourtant, elle constitue l’un des piliers d’un Québec cohérent sur le plan linguistique. 

Ayant enseigné directement dans plusieurs entreprises, j’ai vu à quel point ces cours étaient souvent improvisés. On tente d’enseigner dans des locaux bruyants, sans matériel adapté, avec des horaires dictés par la production. Les travailleurs, bien qu’animés d’une réelle volonté d’apprendre, sont souvent absents, fatigués ou contraints de suspendre leur participation pour des urgences au travail. On leur propose souvent seulement 56 heures de formation, alors que 500 heures sont nécessaires pour atteindre une autonomie minimale. On exige beaucoup, mais on offre peu. Et, surtout, on oublie que la langue s’apprend dans la continuité, l’accompagnement et la cohérence.

Une surcharge invisible mais constante

Ce constat dépasse largement le seul cadre des entreprises. Dans les centres d’éducation des adultes où j’enseigne, je croise chaque jour des personnes admirablement résilientes. Plusieurs travaillent de nuit ou de soir, puis se présentent en classe à 8h le matin pour suivre une formation à temps plein. Le soir, d’autres arrivent après une journée complète de travail pour s’engager dans un programme de francisation quatre soirs par semaine. Tous ont en commun une volonté sincère de s’intégrer. Mais leur parcours est semé d’embûches: fatigue chronique, surcharge cognitive, manque de temps pour étudier, peu d’espace pour souffler. Ils persévèrent, mais à quel prix?

Publicité
Une francisation pensée comme une formalité

Ce qui devait être un levier d’intégration s’est trop souvent transformé en simple obligation administrative. Certaines entreprises offrent des cours pour «cocher une case», sans réel suivi, sans pédagogie différenciée, sans évaluation des acquis. Les enseignants, isolés, doivent adapter leur matériel, composer avec des niveaux variés, motiver des apprenants épuisés. Pendant ce temps, les milieux de travail continuent de fonctionner en silo, sans réelle stratégie d’accueil linguistique.

Pourtant, des solutions existent. Pourquoi ne pas exiger que les entreprises recrutent dans des bassins francophones lorsqu’elles le peuvent? Pourquoi ne pas offrir un minimum de 250 heures de formation linguistique avant l’arrivée des travailleurs étrangers temporaires ou encore leur garantir au moins 10 heures par semaine une fois sur place? On pourrait même imaginer des programmes de français sur objectifs spécifiques, par secteur d’activité, construits en partenariat avec des enseignants qualifiés. Ces formations devraient intégrer non seulement la langue, mais aussi la culture québécoise et des repères interculturels de base. Car comprendre les normes sociales et culturelles, c’est aussi éviter les malentendus, faciliter le travail en équipe et créer des milieux plus inclusifs.

Repenser le modèle, collectivement

La francisation ne doit pas être perçue comme un luxe ou une charge individuelle. Elle doit être un projet partagé entre l’État, les entreprises et la société. Cela signifie offrir des conditions d’apprentissage adéquates, intégrer les cours aux horaires de travail, reconnaître le rôle crucial des enseignants et viser une francisation structurée, cohérente et à long terme. Cela signifie également agir en amont: offrir des cours en ligne avant l’arrivée ou encore favoriser le recrutement de personnes déjà francophones.

Le rapport du commissaire confirme ce que nous savons: notre modèle actuel est inefficace. Il ne suffit pas de décréter que le français est la langue publique du Québec; encore faut-il en permettre l’apprentissage réel. Si nous voulons que le français soit véritablement la langue de l’intégration, nous devons cesser de bricoler des solutions à court terme. Il est temps d’agir avec lucidité, ambition et respect pour ceux qui font l’effort de s’installer ici – et de s’exprimer dans notre langue.

x
x

Tania Longpré, Ph.D. en éducation, enseignante en francisation, chargée de cours dans plusieurs universités

Publicité
Publicité