Français: le sursaut nécessaire

Claude André, Enseignant en science politique au collégial et auteur
Le 31 juillet 1974, le gouvernement de Robert Bourassa adoptait la Loi sur la langue officielle et commune du Québec (loi 22), faisant du français la seule langue officielle de la province. Ce geste, audacieux à l’époque, marquait une rupture nette avec le bilinguisme fédéral et posait les fondations d’une politique linguistique distincte, dont la loi 101 allait bientôt renforcer l’assise.
51 ans plus tard, cet élan semble avoir perdu de sa force. L’idée même d’un Québec français, qui a animé tant de débats, d’espoirs et de colères dans les années 1970 et 1980, paraît aujourd’hui reléguée à un décor patrimonial, à une célébration annuelle dont on s’acquitte sans trop y croire. Comme si, pour une bonne partie du Québec, cette conquête était désormais acquise, irréversible, à l’abri de tout recul.
Or, sur le terrain, à Montréal et à Laval, il en va tout autrement. La langue française ne s’efface pas sous les coups d’une politique d’assimilation frontale ni sous un rejet ouvert. Elle se délite dans les interstices du quotidien, dans les relations ordinaires, dans l’indifférence croissante. Cette guerre idéologique, c’est une guerre de nerfs, enracinée dans les gestes répétés, dans les usages qu’on ne conteste plus. Elle est pernicieuse. Et la tension s’accentue de jour en jour.
Langue dominante
Le recul du français n’est pas uniquement attribuable à la dynamique migratoire ou à la croissance de la population anglophone. Il est aussi, et peut-être surtout, favorisé par un certain renoncement au sein même de la majorité francophone. Un renoncement doux, discret, mais tenace. Beaucoup de familles de la grande banlieue, électorat de cœur de la CAQ, voient dans l’anglais une compétence clé pour l’avenir. Elles espèrent que leurs enfants pourront fréquenter un cégep anglophone, non pas par rejet du français, mais par pragmatisme.
Dans un monde globalisé, pensent-elles souvent, mieux vaut apprendre tôt à évoluer dans la langue dominante. L’intention peut sembler raisonnable. Mais ses conséquences sont désastreuses. Car derrière cette ouverture se profile une forme de résignation qui ne dit pas son nom. On valide l’idée selon laquelle le français serait la langue de l’émotion, de la culture, de l’enfance, mais pas celle de la science, du pouvoir, de la réussite.
Refuser d’appliquer la loi 101 au cégep, c’est entériner cette logique. C’est envoyer le signal que le français suffit pour vivre, mais pas pour s’élever. Et c’est là le plus grand danger. Une langue qu’on cantonne à l’intime et à la tradition est une langue condamnée à se folkloriser. Une langue qu’on n’assume plus comme vecteur d’ambition est une langue qu’on prépare à l’oubli.
Renoncement
Dans les quartiers historiquement francophones de Montréal, ce basculement est déjà perceptible. Il suffit de marcher dans Le Plateau—Mont-Royal, dans Rosemont, dans Villeray, pour constater combien les usages linguistiques ont changé. Dans plusieurs commerces, on vous accueille d’abord en anglais. Ce n’est pas une question de mauvaise volonté. C’est un automatisme. Une façon d’aller plus vite, de rejoindre tout le monde, de s’inscrire dans un imaginaire urbain mondialisé.
Et si vous persistez à répondre en français, on vous regarde parfois avec une forme d’agacement poli, ou d’incompréhension voilée, voire de mépris. Comme si vous étiez en train de refuser la langue commune. Comme si, en 2025, vous n’aviez toujours pas compris que la langue d’usage est désormais l’anglais.
Ce regard-là, mi-blasé, mi-condescendant, en dit long. Il ne cherche pas à vous affronter. Il vous contourne. Il vous neutralise. Il vous intime, sans un mot, à passer à autre chose. C’est une forme de renoncement imposé. Le message implicite: votre langue n’est plus de mise ici. Elle ralentit le groupe. Elle dérange. Elle n’est plus dans le coup.
Effacement
Ce qui rend cette dynamique si pernicieuse, c’est précisément qu’elle ne s’affiche pas comme telle. Elle se camoufle dans les routines, les bons sentiments, les exigences pratiques. Pendant ce temps, les francophones eux-mêmes deviennent les vecteurs de leur effacement. Par souci d’hospitalité, par peur de paraître fermés, ils glissent doucement vers l’anglais, persuadés que ce glissement est sans conséquence. Ils veulent être gentils, ouverts, accommodants, cool. Mais ce qu’ils en récoltent, ce n’est ni le respect ni l’admiration. C’est un effacement tranquille. Et, souvent, un manque d’égards.
Dans ce contexte, le silence du politique est assourdissant. La CAQ, qui se prétend défenseure de la langue, préfère éviter le sujet explosif du cégep. Elle sait que toucher à cette zone de confort inquiète sa base. Elle ménage. Elle temporise. Elle attend. Mais l’Histoire, elle, ne suspend pas sa marche. Et chaque année qui passe sans réforme rend le projet de société francophone un peu plus théorique, un peu plus abstrait.
Il nous faut, comme le rappelait Václav Havel, lutter contre cette standardisation qui aplatit le monde. Il ne s’agit pas d’ériger des murs ni de nourrir un repli frileux. Il s’agit de rappeler que toute langue porte l’âme d’un peuple. Et que l’abandon de cette langue n’est jamais neutre. Il est politique et existentiel.
Le français ne survivra pas par nostalgie, mais par courage.
Claude André
Enseignant en science politique au collégial et auteur