Filière batterie: Hydro-Québec a eu peur de manquer d’électricité pour les projets de Fitzgibbon
La société d’État a tiré la sonnette d’alarme trois mois avant l’annonce de l’arrivée du plus gros projet privé de l’histoire

Francis Halin et Sylvain Larocque
Les projets de la filière batterie du gouvernement Legault, plus particulièrement celui de Northvolt, ont provoqué un vent de panique en coulisses, au point où Hydro-Québec a évoqué l’arrêt de mort de projets industriels déjà autorisés et la construction d’une nouvelle centrale au gaz, révèlent des documents confidentiels obtenus par Le Journal.
L’an dernier, Québec a donné le feu vert à cinq projets prioritaires de la filière batterie. Ceux-ci consommeront 664 mégawatts (MW) de puissance électrique, dont 360 MW seulement pour Northvolt (voir tableau).
Or, Hydro prévoyait déjà manquer d’électricité pour les 37 projets industriels qui étaient «engagés» de décembre 2022 et qui nécessiteront plus de 1700 MW.
- Écoutez le segment économique d'Yves Daoust via QUB :
Dans une présentation de juin 2023 que la société d’État a faite au ministre de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, on rappelait que le projet de loi 2, adopté en février 2023, «contraint Hydro-Québec à honorer» ces projets.
«Sans action structurante, Hydro-Québec envisage de ne pas être en mesure de répondre aux engagements liés aux 37 projets engagés, ni à aucun autre projet», prévenait-on.
Interpellée par Le Journal, Hydro a assuré que le plan d’action 2035 de son nouveau PDG, Michael Sabia, permettra de générer les milliers de mégawatts nécessaires pour tous ces projets (voir autre texte).

Drapeaux rouges
À trois mois de l’annonce de l’arrivée de Northvolt, la situation était critique pour les 19 projets qui n’avaient pas signé d’entente ferme avec Hydro (voir tableau).
Dans sa présentation, Hydro-Québec n’y est pas allée par quatre chemins pour dire au ministre qu’elle n’avait plus de marge de manœuvre:
- «Des négociations seront requises pour optimiser ces projets et mitiger le risque de dépassement de la capacité», écrivait-on.
- «Les mégawatts engagés excèdent la capacité disponible, des stratégies agissant sur la demande sont requises pour mitiger le risque», ajoutait-on.
«Irresponsable»
«Le gouvernement actuel ne voit le développement économique qu’en attirant des industries énergivores, ce qui n’a pas de sens», déplore Normand Mousseau, professeur à l’Université de Montréal et directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier.
«On dit à toutes les entreprises actuelles qui veulent se décarboner au Québec: “tant pis, mourez”», lance-t-il.

«Ça démontre le caractère complètement irresponsable et inconséquent de la fuite en avant productiviste qui est mise en scène par ce gouvernement-là», dénonce quant à lui Jean-François Blain, analyste indépendant dans le secteur de l’énergie.
Centrales thermiques et importations
Pour faire face à la forte demande industrielle, Hydro-Québec a exposé au gouvernement un «scénario» pour hausser sa capacité de 800 MW d’ici 2032 en sus des ajouts de production qui étaient déjà prévus.
- Écoutez la rencontre politique avec Yasmine Abdelfadel et Marc-André Leclerc via QUB :
Le scénario incluait, pour les périodes de pointe, l’utilisation de la centrale au gaz naturel de Bécancour (400 MW) et d’une «nouvelle centrale thermique».
«Dans l’éventualité où le plein potentiel n’est pas atteint ou d’un évènement climatique défavorable (faible hydraulicité), des centrales thermiques seraient requises en support (centrale de Bécancour en base et nouvelle centrale en pointe)», souligne la présentation.
«On recule de 20 ans, lorsqu’on avait le débat sur les centrales thermiques», s’insurge Patrick Bonin de Greenpeace.

«Incertitude importante»
Le scénario de bonification de la capacité présenté en juin 2023 comprenait aussi un rehaussement des cibles d’efficacité énergétique, une «dépendance accrue aux marchés externes en cas de faible hydraulicité», une gestion serrée des réserves et le recours à du stockage par batteries.
Hydro-Québec avertissait le ministre Fitzgibbon qu’«une incertitude importante demeure quant à la plupart des variables de ce scénario», insistant ainsi sur la précarité anticipée de l’équilibre entre la demande et l’offre d’électricité au Québec.
Interrogée par Le Journal sur un retour du thermique, Hydro-Québec a déclaré: «Il n’est aucunement question de construire une nouvelle centrale.»
Filière batterie, centres de données, serres, décarbonation...
Hydro-Québec a reçu pour plus de 30 000 mégawatts de projets industriels, soit l’équivalent de 10,5 millions de résidences. Des projets consommant 21 500 MW, principalement dans le secteur de l’hydrogène, ont déjà été refusés.
Voici les projets qui étaient les plus avancés l’an dernier.


4 dates clés
Octobre 2022: Pierre Fitzgibbon obtient l’Énergie
Au lendemain des élections, le premier ministre François Legault confie l’Énergie à son ami de longue date, Pierre Fitzgibbon, qui est déjà responsable des portefeuilles de l’Économie et de l’Innovation.
Janvier 2023: Sophie Brochu annonce sa démission
La PDG d’Hydro-Québec, Sophie Brochu crée la surprise en annonçant son départ en avril alors qu’il restait encore deux ans à son mandat. L’automne précédent, elle craignait qu’Hydro ne devienne un «Dollarama» de l’électricité.

Mai 2023: Michael Sabia nommé à la tête d’Hydro
Le gouvernement annonce la nomination de Michael Sabia, ex-PDG de la Caisse de dépôt, à la tête d’Hydro-Québec. Il entrera officiellement en fonction le 1er août.
Septembre 2023: Annonce de l’arrivée de Northvolt
Justin Trudeau et François Legault annoncent l’arrivée de l’entreprise suédoise Northvolt, qui viendra fabriquer au Québec, promet-on, «les batteries les plus vertes au monde».
Hydro jure être capable de faire face à la demande
Hydro assure pouvoir trouver tous les mégawatts requis
La filière batterie ne compromettra pas des projets industriels déjà engagés, a répondu du tac au tac Hydro-Québec quand Le Journal l’a interrogée sur une présentation alarmiste qu’elle a faite au ministre en juin 2023.
«Nous avons un nouveau PDG depuis le mois d’août 2023 et avons publié un plan d’action en novembre. Les documents ou informations qui précèdent [...] ne sont plus pertinents», a insisté Maxence Huard-Lefebvre, porte-parole d’Hydro.
Engagements respectés
La société d’État a assuré être capable de respecter les engagements d’approvisionnement électrique qu’elle a pris à l’égard des 37 projets industriels qui étaient engagés en date de décembre 2022.
Le scénario d’ajout de capacité présenté au gouvernement en 2023, de l’ordre de 800 MW ou 6,4 TWh d’ici 2032, n’est plus dans les cartons, a précisé M. Huard-Lefebvre.
Celui-ci a noté que le plan d’action 2035 d’Hydro-Québec, déposé en novembre par le PDG, Michael Sabia, table sur l’ajout de 60 TWh d’énergie, soit entre 8000 et 9000 MW de puissance additionnelle d’ici 2035.
Pour atteindre cet objectif, qui est beaucoup plus ambitieux que celui du plan stratégique présenté en 2022, Hydro prévoit accroître très significativement le nombre de parcs éoliens, mettre les bouchées doubles pour la réfection de centrales hydrauliques, augmenter les importations, recourir au gaz naturel renouvelable et recourir au stockage par batteries.
Des investissements d’au moins 155 G$ sont envisagés d’ici 2035, dont 90 G$ seulement pour la production d’électricité.
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