Favoritisme et conflit d’intérêts dans un organisme gouvernemental
L’ex-présidente de l’Office des professions du Québec a donné un contrat à un ami et a embauché la fille de ce dernier


Annabelle Blais
La présidente de l’Office des professions du Québec, qui a quitté ses fonctions dans la controverse il y a quelques semaines, a fait preuve de favoritisme en donnant un contrat à un ami et en embauchant la fille de ce dernier.
Dominique Derome était jusqu’à la fin du mois de février la présidente de l’organisme gouvernemental qui encadre les ordres professionnels. Dans un rapport d'enquête publié jeudi, la Commission de la fonction publique révèle que Mme Derome s’est placée en situation de conflit d’intérêts.
Quelques mois après sa nomination, elle a accordé un contrat à Yves Salvail, président d’une firme informatique à son nom. Mme Derome a admis à la Commission «avoir des liens d’amitié» avec lui. Le nom de M. Salvail est caviardé dans le rapport, mais nous avons pu l’identifier grâce à nos sources et à nos recherches.
Selon le site des appels d’offres gouvernementaux, Services Yves Salvail inc. a obtenu un premier contrat de gré à gré de 38 000$ en juillet 2023. Un appel d’offres sur invitation avait eu lieu et trois entreprises avaient déposé des soumissions. Services Yves Salvail inc. a remporté la mise sans aucun comité d’évaluation, note le rapport.
Le mois suivant, M. Savail a embauché sa fille, Pascale Salvail, qui a fait des études en politique, cheminement international. Elle est alors devenue conseillère en management et elle travaillait sur le contrat de l’Office. L’identité de Mme Salvail est caviardée dans le rapport d’enquête, mais encore une fois, nos recherches et nos sources permettent de confirmer l’information.
Le contrat de la firme a été prolongé jusqu’au 31 mars 2024 et a fini par coûter beaucoup plus cher que prévu, soit 133 000$.
Offre d’emploi sur mesure
Entre-temps, Mme Derome avait commencé à manœuvrer à l’interne pour faire embaucher Mme Salvail, relate le rapport d’enquête. Dès août 2023, elle s’était informée sur la façon de faire pour lui accorder un poste et une rémunération maximale.
La responsable des ressources humaines avait reçu des instructions pour entamer le processus d’embauche. Mais comme Mme Salvail n’avait pas l’expérience requise, l’offre d’emploi a été ajustée pour retirer les deux années d’expérience exigées, indique le rapport.
La scolarité exigée était d’abord un baccalauréat en administration ou en gestion de projet, auquel ont aussi été ajoutées les sciences politiques. Selon l’enquête, il n’y avait aucune pertinence à cibler les sciences politiques «si ce n’est dans un but précis, soit celui de favoriser la candidature de Mme [Salvail]», peut-on lire.
Sur les 87 candidatures reçues, 11 personnes présélectionnées et trois entrevues, le choix de la présidente s’est arrêté sur Mme Salvail, qui est ainsi devenue chargée de projet le 4 avril, quelques jours après la fin du contrat de l’entreprise de son père.
La Commission souligne que les décisions ont été prises à la connaissance et avec le consentement de la vice-présidente Marielle Coulombe. Cette dernière est maintenant présidente par intérim de l’Office.
La Commission a recommandé d’annuler la nomination de Mme Salvail, ce qui a été fait en début de semaine, nous confirme l'Office. «L’Office demeurera attentif à l’application des meilleures pratiques en matière de gestion des ressources humaines et du respect du cadre normatif», a précisé l'organisme par courriel.
«image erronée»
Yves Salvail juge de son côté que le rapport d'enquête dépeint une «image complètement erronée» de l'implication de sa firme et du travail de sa fille. Il a souligné à notre Bureau d'enquête que ses services ont été retenus après un processus compétitif et après avoir présenté son offre à un comité composé de plusieurs représentants de l'Office. Il ajoute que Mme Derome n'est pas une amie, mais plutôt plutôt une personne qu'il a connue dans le cadre d’un mandat auprès d'une autre organisation où elle travaillait.
«Les reproches énoncés par la Commission quant à la compétence de ma fille Pascale ratent aussi la cible : on ignore la nature du mandat lorsqu’on dit que sa formation n’était pas en lien avec son travail, a insisté M. Salvail. Le mandat consistait à planifier et gérer les activités menant au développement d’une nouvelle législation (d’ailleurs adoptée par l’Assemblée nationale en octobre dernier) et Pascale est formée en sciences politiques. Il ne s’agissait pas d’un mandat informatique ou de génie!»
Il a précisé que sa fille avait aussi assumé le rôle de gestionnaire de projet de manière intérimaire pendant sept mois avant d’entrer en poste. «Aucun membre de la direction de l’Office n’a soulevé la moindre critique à l’égard de notre performance ou de celle de Pascale dans l’exécution du mandat», a-t-il dit avant d'ajouter que la Commission n’est jamais entrée en contact avec sa fille et lui-même pour cette enquête.
Climat toxique
Depuis quelques mois, plusieurs employés ont quitté l’Office et certains ont dénoncé un climat toxique et des irrégularités dans la gestion de Mme Derome et trois syndicats ont récemment porté le dossier sur la place publique.
Une autre enquête, du Protecteur du citoyen, est également en cours, selon nos informations.
Un patron pour quelques heures
Le 26 février, le haut fonctionnaire Pierre E. Rodrigue a été nommé comme successeur à Mme Derome. Ce dernier avait toutefois été impliqué comme sous-ministre dans le scandale de SAAQclic et la nomination n’est pas passée inaperçue. La ministre Sonia LeBel a donc annoncé qu’elle comptait réévaluer la décision pourtant approuvée quelques heures plus tôt par le Conseil des ministres. M. Rodrique a remis sa démission le lendemain.