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L'article provient de Le Journal de Québec
Société

Emploi: deux fois moins d'appels pour un CV non binaire selon notre enquête

Notre journaliste a envoyé une centaine de CV fictifs pour tester comment réagiraient les employeurs

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Photo portrait de Élizabeth Ménard

Élizabeth Ménard

2024-05-17T09:00:00Z
2024-05-17T13:57:03Z
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Une personne non binaire a deux fois moins de chances de se faire appeler pour une entrevue d’emploi qu’une personne qui dit être un homme ou une femme, révèle une enquête de 24 heures.

Au cours des six dernières semaines, notre journaliste a créé de faux CV quasi identiques pour deux personnages fictifs. Elle les a utilisés pour répondre à une centaine d’offres d’emploi un peu partout au Québec.

La seule différence notable était que l’un des deux personnages, Charlie Labonté, y mentionnait ne pas être de sexe masculin ni féminin.

«Je suis une personne non binaire et je cherche un employeur qui sera respectueux de mon identité de genre», pouvait-on lire dans l’en-tête du document.

L’autre personnage, Noémie Laberge, ne faisait pas référence à son genre.

(Voir notre démarche détaillée à la fin du texte)

Résultat: Charlie a reçu deux fois moins d’appels que Noémie, c’est-à-dire 6 contre 12 pour cette dernière. De ceux-là, neuf ont contacté uniquement Noémie.

(Pour voir la liste des employeurs qui ont contacté uniquement Noémie, poursuivez la lecture)

«Un employeur qui avait les deux CV devant les yeux n’avait aucune raison valable de choisir Noémie plutôt que Charlie», estime la conseillère en ressources humaines agréée (CRHA) Caroline Boyce, qui nous a épaulés dans la rédaction des CV.

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Interdit de discriminer

La Charte des droits et libertés du Québec interdit la discrimination sur l’identité ou l’expression de genre, rappelle Mme Boyce.

  • Écoutez l'entrevue avec Élizabeth Ménard, journaliste multiplateforme et cheffe de contenu Environnement pour 24 heures, via QUB :

«Tout le processus d’embauche doit être exempt de facteurs de discrimination», dit-elle.

Les employeurs qui ont préféré Noémie à Charlie ont affirmé n’avoir aucune intention discriminatoire et mentionné un hasard ou une erreur (voir plus bas).

Parmi les personnes les plus ostracisées

La formatrice et spécialiste en contenu à la Fondation Émergence Olivia Baker déplore les résultats de notre enquête, même si elle n’est pas surprise.

En 2020, un sondage Léger révélait que 31% des Québécois auraient des hésitations à embaucher une personne trans. Le tiers de ceux-ci auraient «beaucoup d’hésitations».

«Et ce sont ceux qui en ont conscience, précise Mme Baker. Si on ajoute à ça ceux qui n’en ont pas conscience ou qui n’osent pas le dire, ça fait beaucoup de monde.»

Selon Elye Plourde, chercheuse en droit à l’Université de Sherbrooke, il est extrêmement difficile de prouver qu’une personne non binaire a été discriminée à l’embauche, et il n’y a pas de jurisprudence à ce sujet.

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La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) a qualifié les conclusions de notre enquête de «très préoccupantes».

«L’analyse d’une situation potentielle de discrimination se fait sur la base des effets discriminatoires et non de l’intention», a précisé sa porte-parole. Ça signifie qu’il n’est pas nécessaire de prouver l’intention de discriminer devant le Tribunal des droits de la personne.

Les personnes trans et non binaires sont parmi les plus ostracisées des communautés LGBTQ+, rappelle le président de la Chambre de commerce LGBT du Québec, Thierry Arnaud.

Selon des données de la Chaire de recherche sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres, 40% d’entre elles affirment qu’on leur a déjà refusé une entrevue d’embauche.

Aucune mauvaise intention

Nous avons contacté les employeurs qui ont uniquement retenu la candidature de Noémie pour savoir pourquoi celle de Charlie n'avait pas été retenue. Ils ont indiqué n'avoir aucune intention discriminatoire.

  • Maxi Beauport, Québec

Le directeur du magasin Réal Gagné a précisé qu’il s’agissait d’un adon. «Si tu savais tous les gens qu’on engage! s’est-il exclamé. On se fait même un devoir d’avoir des gens dans ces patterns-là pour montrer encore plus qu’on est inclusifs.»

«Notre main-d’œuvre compte de nombreuses personnes issues de la diversité», a pour sa part précisé Johanne Héroux, porte-parole de Loblaw, qui détient Maxi.

Sur son site web, l’entreprise mentionne avoir comme objectif de devenir l’employeur le plus diversifié et inclusif au Canada.

  • A&W Taniata, Lévis

La responsable des embauches, Danielle, nous a dit qu’il s’agissait d’un hasard. «Je me souviens des deux CV. Je me suis dit: on dirait la même personne! Mais moi, ça ne me dérange absolument pas [une personne non binaire]. Ici, on en a de tous les genres.»

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  • Lunetterie New look (lieu indéterminé)

Par courriel, la relationniste Jennifer Ahken, de l’agence EGS, a mentionné que le Groupe Vision New look reçoit des centaines de CV «ce qui peut causer un délai de retour vers les candidats», a-t-elle dit.

Elle affirme que les équipes de New Look sont «diversifiées» et que l’entreprise s’engage à offrir des opportunités égales à toutes les personnes.

  • Simons, Sherbrooke

Par courriel, le cabinet de relations publiques National nous a répondu que Simons ne peut pas commenter de cas précis en raison de la confidentialité des candidatures.

Le porte-parole de Simons nous assure que le processus de recrutement de Simons est équitable et rigoureux et que chaque candidat est évalué selon ses compétences et expériences.

  • Bentley La Place Versailles, Montréal

L'entreprise a mentionné qu'elle a reçu 220 CV et qu'elle n'a pas pu rappeler chaque candidat. «Il semble s'agir d'une coïncidence», a écrit le chef des opérations Ian Booler.

  • Poke Station Fleury, Montréal

Au téléphone, la gérante du restaurant, Jenny, nous a simplement répondu ne pas se souvenir des deux candidatures envoyées.

  • L’Aubainerie, Boisbriand

La superviseure et responsable du recrutement, Josée Drolet, a expliqué qu’il s’agissait d’un hasard. «Je pige dans les CV reçus sans respecter l’ordre», a-t-elle dit, mentionnant avoir déjà engagé des personnes trans auparavant.

  • Service de loisirs St-Fabien, Montréal

Le coordonnateur, Théo, nous a dit que Charlie avait bel et bien été contacté, mais que l’appel n’avait pas fonctionné. Noémie, elle, a été contactée par téléphone et par courriel.

«Nous on croit à l’égalité des chances et normalement on appelle toutes les personnes qui nous ont envoyé un CV. On a d’autres personnes qui s’identifient non binaires et qu’on a rappelé pour l’entrevue de groupe», a-t-il précisé.

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  • IGA Jarry, Montréal

La personne responsable des embauches, Marilou Levert, n’a pas pu nous expliquer pourquoi le CV de Charlie n’avait pas été retenu. «On reçoit entre 300 et 500 candidatures pour chaque poste qu’on affiche. C’est aléatoire, on ne regarde pas les compétences et encore moins les pronoms des gens», a-t-elle mentionné.


NOTRE DÉMARCHE

Nos deux personnages fictifs, Noémie et Charlie, sont âgés de 20 ans et cherchaient un emploi étudiant pour l’été. On leur a donné des expériences équivalentes en camp de jour, dans une grande chaîne de librairies et comme aide-gérant dans un restaurant McDonald’s.

Les CV ont été rédigés avec l’aide de la conseillère en ressources humaines agréée (CRHA) Caroline Boyce.

Ils ont été révisés par un comité de cinq expertes en ressources humaines et recrutement qui les a jugés équivalents en expériences et en compétences.

Les CV ont été envoyés simultanément et de la même façon pour chaque offre à des employeurs de quatre grandes villes: Montréal, Québec, Sherbrooke et Gatineau.

Beaucoup d’intérêt sur une application anonyme

Parallèlement, nous avons aussi téléchargé l’application AppyHere, utilisée par la SAQ pour recruter son personnel. Nous y avons entré les expériences de Charlie et sélectionné les mêmes villes que précédemment. Cette application ne permet pas de télécharger un CV, ni d’inscrire des informations personnelles comme l’identité de genre.

Uniquement sur la base de ses expériences, notre personnage non binaire a reçu une vingtaine de demandes de contact.

Expérimenté mais sans emploi

Lionel Lehouillier a beaucoup de difficulté à trouver un emploi depuis qu’il précise dans son CV qu’il est une personne trans masculine.
Lionel Lehouillier a beaucoup de difficulté à trouver un emploi depuis qu’il précise dans son CV qu’il est une personne trans masculine. Photo Agence QMI, JOEL LEMAY

Depuis qu’il affiche comme trans, Lionel Lehouillier a toute la misère du monde à se trouver un emploi.

Quand on lui a présenté les résultats de notre enquête, cet homme trans non binaire a été envahi par un mélange d’émotions.

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« Je suis horrifié et soulagé en même temps, s’exclame-t-il. J’espérais que l’enquête soit inconcluante, mais ça valide mon sentiment d’injustice. »

Diplômé en théâtre, il vit de petits contrats en petits contrats. Mais, cette année, c’est particulièrement difficile. Pour survivre, il s’est résolu à aller se chercher un travail « alimentaire ».

Il cumule plusieurs expériences dans le service à la clientèle, notamment en restauration, en librairie et comme réceptionniste. C’est le genre de postes auxquels il a appliqué.

Éviter la confrontation

Mais, malgré des centaines de CV envoyés depuis le début de l’année, il est toujours sans emploi.

« Ce sont des jobs qui ne demandent même pas de diplôme. Par le passé, je n’avais jamais eu de difficulté à me trouver des jobs alimentaires », souligne-t-il.

Mais, depuis peu, il révèle son identité de genre sur son CV, mentionnant : « Lionel est une personne trans masculine qui privilégie l’utilisation du genre masculin ou des accords masculins. »

« J’ai encore l’air d’une madame. C’est pour ça que je dois l’écrire dans mon CV, parce que ça ne me tente pas d’avoir une confrontation avec l’employeur durant l’entrevue », explique-t-il.

Incapable de prouver qu’il est victime de discrimination, Lionel est bloqué dans un état de doute perpétuel.

Jamais retenu

« Pour tous les CV sur lesquels j’ai indiqué mes pronoms, je n’ai jamais été retenu, ce n’est jamais arrivé, et on parle de plus de 100 CV envoyés », affirme Jonathan (nom fictif), une personne non binaire, dont nous protégeons l’identité par crainte de répercussions sur sa carrière.

Le seul employeur qui l’a rappelé, c’est l’organisme de défense des droits des personnes trans où iel travaille présentement. C’est aussi le premier employeur à le rémunérer à sa juste valeur, estime Jonathan, qui a un doctorat en sciences sociales.

Le 17 mai est la Journée internationale contre l'homophobie et la transphobie.

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