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L'article provient de Le Journal de Montréal
Culture

Écrire pour déstabiliser et bouleverser

Photo Chantal Poirier
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Photo portrait de Marie-France Bornais

Marie-France Bornais

2022-01-30T05:00:00Z
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Pour célébrer les 20 ans de son roman classique Soudain le Minotaure, prix Anne-Hébert traduit en plusieurs langues, les éditions Alto publient cet hiver une édition revue et augmentée avec préface de Marie-Hélène Poitras. Cette œuvre coup de poing, retraçant le parcours d’un monstre et la lente résurrection de sa victime, est brûlante d’actualité.

Cherchant à surmonter les séquelles d’une agression brutale à laquelle elle a survécu de justesse, Ariane parcourt l’Allemagne au tournant du millénaire. Elle découvre les traces de la barbarie des guerres et tente de guérir de ses propres blessures.

Pendant ce temps, dans un pénitencier de l’Ontario, son agresseur croupit dans la haine et la rage en ressassant sa rancœur, ses mauvais souvenirs et ses fantasmes. 

Soudain le Minotaure, devenu roman culte, se lit comme une exploration en pleine face de la violence faite aux femmes. Marie-Hélène Poitras, 20 ans après la sortie du livre, fait le point.

« On m’a parlé de l’inconfort qu’il y a dans ce livre. C’est un genre de littérature moins digeste mais accessible. Je pense que l’essence de certains livres, c’est vraiment de déstabiliser le lecteur et de le bouleverser. Ce n’est pas vraiment possible d’écrire doucement sur la violence. C’est un roman très frontal. »

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Soudain le Minotaure est le premier livre publié par Marie-Hélène Poitras. « Quand je l’ai écrit, je faisais ma maîtrise en études littéraires. Je tripais sur Hubert Aquin, sur Nabokov, sur Kafka, sur les œuvres qui “challengent” le lecteur et viennent le désarçonner. »

Ce sont des œuvres qui l’ont beaucoup marquée. « Comme primoromancière, peut-être que je voulais sentir que j’atteignais mon lecteur, que je le bouleversais ? La littérature, parfois, c’est quelque chose qui est inconfortable parce que la littérature est près de la vie et la vie aussi est inconfortable, parfois. »

N’est-ce pas le propre de l’art de bouleverser ? « C’est pas juste pour enjoliver le réel. Je n’ai jamais considéré que j’écrivais pour rassurer les gens. Ce qui me mène à écrire un livre, c’est quand quelque chose m’habite, me préoccupe, et que je ne trouve pas de vraie réponse. Ou c’est quelque chose qui n’a pas vraiment de réponse. Dans le cas du Minotaure, il n’y a pas de réponse à cette violence-là. »

Marie-Hélène Poitras, qui tient un journal intime depuis des années, dit qu’en mettant des mots sur les émotions, elle a l’impression de voir plus clair dans la réalité. « À rebours, c’est ce que j’ai fait avec le Minotaure. On cherche du sens... mais il n’y en a pas tout le temps. »

Y a-t-il des passages autobiographiques dans le roman ? « Quand mon livre est sorti en 2002, on était dans une période où l’autofiction était très valorisée et très forte. On vivait à travers les écrivains qui parlaient de leur vie. Moi, assez vite, je l’ai essayé mais ce n’était pas assez satisfaisant, comme si je n’allais pas au bout de quelque chose. »

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Des passages autobiographiques

Elle ajoute que le voyage en Allemagne et l’agression qui sont décrits dans le roman sont proches de sa réalité. « J’ai changé des petits détails pour que les gens ne puissent pas dire qu’il s’agit de Marie-Hélène. Je n’avais pas le goût d’être tagué comme une victime et que les gens me regardent avec pitié », dit-elle. « J’ai une certaine pudeur : je ne suis pas quelqu’un qui aime mettre sa vie privée de l’avant. »

  • Marie-Hélène Poitras est une auteure montréalaise née à Ottawa en 1975.
  • Elle a reçu le prix Anne-Hébert pour son premier roman, Soudain le Minotaure. Ce classique a été traduit en anglais, en espagnol et en italien, en plus d’avoir été publié chez Phébus, en France.
  • Son roman Griffintown (Prix France-Québec) lui a été inspiré par son expérience de cochère dans le Vieux-Montréal.
  • Elle a également publié La désidérata et La mort de Mignonne et autres histoires, finaliste au Prix des libraires du Québec.

EXTRAIT

Photo courtoisie
Photo courtoisie

« De gros bidons renversés, exhalant des odeurs salines, servaient de table. J’ai plongé ma cuillère dans le bouillon vert-de-gris qui me laissait perplexe et fait rouler l’anguille sur ma langue, étonnée du velouté de sa texture et de la discrétion de son goût, puis mes dents ont déchiré le morceau de chair laiteuse. Un homme dans la cinquantaine épiait ma silhouette et souriait. Ses yeux naviguaient sur mes contours, vagabondaient au large de ma personne, chaviraient sur mes cuisses, m’empêchaient de me concentrer sur le goût subtil de la soupe au serpent de mer. L’ignorer n’arrangeait rien ; il semblait sur le point de s’approcher. Je me suis tournée vers lui et j’ai tiré la langue, offrant à sa vue une bouillie de poisson et autres téléostéens que sa présence insistante m’empêchait de savourer. L’homme s’est éloigné cependant que j’absorbais mes premières gorgées de café encore brûlant. »

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