Dieu, les sentiments et l’IA

Jacques Lanctôt
La question piège : Tu m’aimes-tu ? Et si oui, pourquoi ? Si vous répondez à cette question, vous serez piégé, quelle que soit votre réponse, nous dit le philosophe et écrivain français Raphaël Enthoven. Et il s’explique : « Quelles que soient les excellentes causes que vous donniez à votre sentiment, ce dernier paraît soluble dans la dissipation des causes que vous lui avez trouvées », car si vous aimez votre partenaire pour sa beauté, cette qualité disparaîtra avec le temps. Si vous l’aimez pour son originalité, celle-ci est tout aussi éphémère ou circonstancielle.
Mieux vaut ne pas répondre à la question, car l’amour ne se justifie pas et demeure inexplicable.
Dans ce domaine comme dans la philosophie, l’intelligence artificielle (IA) dont on parle tant depuis l’arrivée du logiciel ChatGPT n’y peut rien.
Car l’IA est incapable de réfléchir ni de s’émouvoir. Elle peut résoudre une équation, proposer une recette de cuisine à partir du contenu de votre frigo, rédiger un poème ou construire un roman à partir des grandes lignes qu’on lui indique, mais réfléchir au sens de la vie ou sur le bonheur, par exemple, elle en est incapable.
Enthoven nous fournit de nombreux exemples, à travers l’histoire humaine, où le philosophe appréhende le futur à la lumière de ses connaissances.
Platon, Montaigne, Spinoza, Tocqueville, Nietzsche, etc., tous ont été en avance sur leur temps. Mais tout se passe comme si l’humanité était en perpétuel recommencement, faisant du sur-place, malgré les nombreuses innovations techniques.
« Les générations passent et les problèmes demeurent », prévient-il. Le rôle de la philosophie est justement d’en être conscient, en prenant « la réalité pour son désir plutôt que ses désirs pour des réalités, ce qui rend libre ».
Ainsi à la question « être libre, est-ce faire tout ce qu’on veut ? », le philosophe répond que la liberté impose ses restrictions collectives.
« Comment faire ce qu’on veut sans que la liberté d’autrui compromette la mienne ? Comment faire ce que je veux si tout le monde en fait autant ? »
Questions incontournables comme tant d’autres, à propos de politique et morale, à propos du travail auquel on est condamné, du temps qui file inexorablement ou de la possibilité de défendre nos droits par tous les moyens.
Penser par soi-même
L’IA ne peut pas remplacer le professeur, qui doit nous faire accoucher de nous-mêmes, selon Enthoven.
« L’enjeu est de faire émerger en l’élève le goût de penser par lui-même (et non tout seul), le goût de substituer un argument à une opinion, ou, au moins, d’exposer son opinion aux opinions qui la contredisent. »
Aucune machine, aucune IA ne peuvent accomplir une telle tâche, car celles-ci fonctionnent dans l’« après-coup », à partir d’une série de recommandations. Et le philosophe de comparer ni plus ni moins cette machine programmable à une oie numérique qu’on gave de données et de recommandations, tout le contraire d’une mémoire humaine.
Un professeur de philosophie doit transmettre le désir de penser, affirme Enthoven, qui dit prêcher par l’exemple.
Ici aucun gavage possible, car on apprend à réfléchir, contrairement à ChatGPT qu’on a nourri de tous les essais possibles pour qu’elle en fasse la somme. Sans pensée et sans passé. Sans profondeur.
Une conscience artificielle
Or, déjà on nous annonce vers 2030 l’arrivée d’une conscience artificielle « capable de produire un comportement intelligent, d’éprouver une réelle conscience de soi, des sentiments, et une compréhension de ses propres raisonnements », ce dont doute l’auteur.
Puis puisant dans l’actualité culturelle récente, Enthoven évoque quelques cas de reconstitution robotique d’êtres chers disparus. Ainsi ce fils qui a créé un « Siri-Daddy », c’est-à-dire un agent conversationnel à partir des 91 970 mots prononcés par son père sur trois mois, qui lui permet de discuter par écrit avec son père, décédé d’un cancer quelques mois plus tôt. Les individus ne naissent pas par juxtaposition de souvenirs, conclut le philosophe, tout en mettant en garde contre la soumission aux outils de communication.
« Pourquoi faire le rêve persistant qu’on finira par enfanter des automates conscients ? » demande finalement l’auteur. Peut-être est-ce le goût de nous prendre pour Dieu, répond-il. Intéressant.
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L’auteur a réuni 18 collaborateurs venus de différents milieux, dont Normand Baillargeon qui signe la préface de cet ouvrage qui arrive à point nommé, au moment où les enseignants revendiquent de meilleures conditions de travail et une reconnaissance de leur rôle dans la formation des jeunes générations. L’introduction de Simon Bucci-Wheaton vaut à elle seule le détour, comme on dit. Vous en aurez les larmes aux yeux. Détenteur d’un baccalauréat en animation et recherche culturelles, il s’est retrouvé, à 35 ans, enseignant de 6e année, pour combler le manque de professeurs. Du jour au lendemain, sans autre préparation, il se retrouve devant 24 élèves de 11 et 12 ans, représentant une vingtaine de pays. S’ensuit une grosse prise de conscience : écoles vétustes, pénurie de personnel, résultats scolaires peu reluisants. « Comment en étions-nous, collectivement, arrivés là ? » se demande-t-il. Puis, il s’est mis à écrire sur ce sujet et à parler de son projet à des amis. Et c’est ainsi qu’il a pu réunir ces collaborateurs, des gens comme vous et moi, mais aussi de gros noms. À lire.
Travailler moins ne suffit pas

On nous promettait la « société des loisirs », mais on l’attend encore. Tout en discutant de la réduction de la semaine de travail de 40 heures, on parle maintenant de repousser l’âge de la retraite et des mérites du travail des enfants. « Il est temps de revoir l’organisation sociale et économique du travail, dit l’auteure, car trop de vies ont été — et sont encore — dilapidées, broyées, perdues pour que l’on ne s’intéresse pas aux contours que pourrait prendre le travail s’il était organisé selon des principes autres que capitalistes ». Cela signifie « imaginer une organisation du travail fondée sur le bien-être de ceux et celles qui l’effectuent ; ériger une économie ancrée dans la nécessité de répondre d’abord aux besoins les plus “authentiques”, comme assurer à tous et à toutes une existence digne ». Si, pour arriver à cette fin, notre temps de travail demeurait le même, au moins la raison pour laquelle nous travaillons changerait en mieux, nous assure Posca, qui propose, dans cet essai, diverses pistes de solution pour faire du travail une source d’épanouissement et de gratification.