Deux emplois pour arriver: la réalité maintenant de 225 700 Québécois

Michel Girard
En l’espace de 12 mois, le nombre de Québécois qui ressentent le besoin et la nécessité d’occuper deux emplois ou plus a augmenté de 33 200, pour atteindre les 225 700 en août, selon Statistique Canada.
Cette hausse m’apparaît inquiétante, d’autant plus que Le Journal a fait état de cette réalité dans un dossier complet intitulé «2 jobs pour arriver» le samedi 30 août.
Pendant qu’on enregistrait cette forte hausse de travailleurs à «2 jobs» au Québec, on notait l’inverse dans l’ensemble du Canada. En effet, Statistique Canada rapporte que le nombre de «personnes ayant plus d’un emploi selon le nombre d’heures habituellement travaillées» a baissé de 39 600 entre août 2024 et août 2025.
Autre comparaison significative: alors que le nombre de travailleurs québécois à deux emplois augmentait de 33 200 au Québec, en Ontario on observait une baisse marquée de 59 700 pour la même période.
Quand 225 700 travailleurs québécois jugent nécessaire d’occuper deux gagne-pain ou plus pour arrondir leurs fins de mois, est-il vraiment nécessaire de minimiser le phénomène en mentionnant qu’ils ne représentent que 5% de l’ensemble des travailleurs? NON.
La Presse minimise la réalité
Dans une cinglante chronique hier, le chroniqueur Francis Vailles de La Presse a tourné en dérision notre grand dossier.
Dixit Francis Vailles: «Or voilà, la “nouvelle réalité” dont parle le Journal n’est ni nouvelle, ni importante, ni en progression. Non seulement la proportion de Québécois qui occupent deux emplois est très faible, mais sa croissance est nulle par rapport à la période préinflationniste.»
Cette chronique de La Presse a manifestement plu au cabinet du ministre des Finances Eric Girard, alors que sa porte-parole faisait suivre à mon collègue Gabriel Côté la chronique de Francis Vailles.
Plus baveux que cela de la part du cabinet d’Eric Girard, c’est dur à battre.
Non content, le chroniqueur de La Presse a ajouté que «deux autres chroniqueurs se sont penchés sur les impacts fiscaux d’une telle situation, parlant notamment d’arnaque du fisc.»
Parlant d’arnaque, Vailles faisait notamment référence à ma chronique «Les ménages québécois se font arnaquer par le fisc» où j’écrivais: «Sitôt qu’un membre du ménage gagne des revenus additionnels (avec du temps supplémentaire, une jobine, des revenus d’intérêt ou autres), les deux gouvernements (Québec et Ottawa) sautent sur l’occasion de réduire sensiblement les prestations et allocations qu’ils leur versent, pour diminuer une panoplie de crédits d’impôt et de déductions, pour hausser les cotisations sociales, etc. Résultat? Les ménages victimes de cette forme d’arnaque fiscale se trouvent en fin de compte à devoir payer, dans bien des cas, l’équivalent d’un taux d’imposition qui dépasse le taux usuraire, soit plus de 60%.»
Eh oui! C’est notamment ça la réalité fiscale pour nombre de ménages à faible ou à moyen revenu qui occupent plus d’un emploi pour survivre financièrement.
Le Journal a expliqué sa démarche
Par ailleurs, à la fin de sa chronique, Francis Vailles a indiqué: «Notez que la direction des pages économiques du Journal n’a pas souhaité réagir au constat présenté dans cette chronique.»
À la suite de ses questions sur le dossier («Deux jobs pour arriver »), il est important de mentionner que notre directeur de la section Argent du Journal, Yves Daoust, avait transmis «off the record» à Francis Vailles la position du Journal dans ce dossier.
En voici les grandes lignes.
Dans ce dossier, écrit Yves Daoust, nous avons choisi de comparer les données sur une période de 10 ans afin d’offrir aux lecteurs une perspective sur la tendance à plus long terme, tout en étant conscients que la pandémie a pu brouiller les cartes.
Si l’on élargit l’horizon à près de 30 ans, on observe une hausse marquée du phénomène en nombre absolu: 107 700 (1997); 135 100 (2004); 177 500 (2014); 207 300 (2024).
Ces chiffres proviennent de l’Institut de la statistique du Québec. Nous avons qualifié cette augmentation de «considérable» parce que 100 000 personnes de plus, c’est loin d’être négligeable. Pour expliquer cette tendance, nous avons consulté deux spécialistes: Hélène Bégin, économiste du marché du travail, et Isabelle Thibeault, anthropologue de la consommation.
Le Journal apprécie les analyses des économistes mais, ajoute Yves Daoust dans sa réponse à Francis Vailles, nous valorisons davantage les témoignages humains. Nous avons aussi recueilli les témoignages de plusieurs Québécois en situation de double emploi. Ces récits illustrent bien les multiples raisons derrière le cumul d’emplois.
Un mot maintenant sur la conclusion de Francis Vailles, qui semble plaire au cabinet du ministre Eric Girard: «Pourquoi faire une chronique sur cette non-nouvelle du Journal? Parce que de tels reportages envoient un mauvais message à la population, aux décideurs, aux politiciens.»
Désolé, le dossier de Gabriel Côté n’était pas une «non-nouvelle». Ce reportage et les chroniques sur le sujet n’ont pas envoyé de «mauvais message à la population, aux décideurs, aux politiciens».
D’ailleurs, il est important de rappeler que, selon une enquête pancanadienne réalisée en 2023, plus du tiers (35%) des personnes cumulant plusieurs emplois le font par nécessité. Et le coût de la vie en est vraiment une des causes.
Contrairement aux affirmations de Francis Vailles, publier un tel dossier, alimenté avec du vrai monde aux prises avec de vrais problèmes, fait plutôt œuvre utile!
Le Journal n’a pas de leçons à recevoir de La Presse !