Des Rohingyas de Québec veulent revoir leur famille
L’Inde et le Bangladesh feraient obstacle à leur venue ici


Martin Lavoie
Trois hommes de Québec d’origine birmane désespèrent de retrouver leurs proches – dont un enfant de 2 ans citoyen canadien – actuellement réfugiés au Bangladesh et en Inde, alors qu’aucun des deux pays ne leur donne les papiers nécessaires à leur sortie.
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Mohammed Saker, Ismail Mohammad et Rachid Ahmed sont Rohingyas, une minorité musulmane qui a fui le Myanmar – l’ancienne Birmanie –, où elle est la cible de persécutions depuis des décennies.
Les trois hommes sont citoyens canadiens, parlent français et sont intégrés à la société québécoise. Ils ont tous connu la réalité des camps de réfugiés.
Plus d’un million de Rohingyas ont fui le Myanmar, notamment lors du génocide de 2016-2017.
Né réfugié

La majorité d’entre eux se sont réfugiés au Bangladesh dans le camp de Kutupalong, le plus grand au monde avec ses 900 000 individus.
C’est dans ce camp que M. Saker a vu le jour. Il n’en était jamais sorti lorsqu’il a suivi ses grands-parents venus s’installer à Québec en décembre 2009. M. Saker n’a jamais quitté la Vieille Capitale depuis.
M. Saker avait environ 12 ans lorsqu’il est arrivé ici. «Je ne connais pas mon âge exact. Le Bangladesh ne donne pas d’acte de naissance aux Rohingyas. Nous sommes tous nés le 1er janvier ou le 7 mai, rigole-t-il. Même mon nom de famille a été modifié sur les papiers.»
«Je n’étais jamais allé à l’extérieur du camp. C’était très difficile au début, poursuit-il, j’avais laissé ma famille, je ne connaissais pas le français, il y avait la neige, la température, la nouvelle culture. Je ne savais même pas qu’il y avait un pays qui s’appelait le Canada.»
Restaurateur
Après son secondaire, M. Saker s’est inscrit en gestion hôtelière au cégep. Il a arrêté ses études après une année et demie.
«J’ai dû aller travailler pour aider ma famille. Ma mère venait de décéder à l’âge de 45 ans parce qu’elle n’a pas eu de soins. Mon père avait été amené sur une île pour l’isoler de la famille», raconte celui qui a deux frères et une sœur de 12, 16 et 18 ans vivant toujours à Kutupalong.

Sur le marché du travail, il s’est fort bien tiré d’affaire. Au point où lui et son oncle Ismail Mohammad, arrivé à Québec en 2010, ont acheté le restaurant Taj Mahal, du boulevard René Lévesque, à Québec, le 1er décembre 2021.
C’était juste au moment où la COVID allait à nouveau gâcher la sauce, ainsi qu’un malfaiteur sans scrupules.
«Six jours plus tard quelqu’un cassait un carreau et nous volait la caisse. Ça a été très difficile», affirme le jeune homme d’affaires.
La famille
M. Saker aimerait faire venir au Canada ses deux frères et sa sœur, alors que M. Mohammad voudrait faire de même avec sa sœur, elle aussi à Kutupalong.

«Le Bangladesh refuse maintenant de donner des permis de sortie», regrette M. Saker, qui ne comprend pas la situation.
«Le gouvernement du Canada n’a pas besoin de donner un cent pour les membres de notre famille. Nous allons nous occuper de tout. Nous sommes prêts à les parrainer sur 10 ans au lieu de 5», promet-il.
Les deux hommes se sont rendus en Inde en mars dernier. Ils s’y sont mariés avec des femmes rohingyas réfugiées dans ce pays.
Un enfant canadien
Rachid Ahmed a passé trois mois en Inde en 2019 et il s’est lui aussi marié avec une Rohingya réfugiée.
Depuis, elle a donné naissance à un garçon que M. Ahmed n’a pas pu rencontrer avant mai dernier. Cet enfant a la citoyenneté canadienne comme son père.
Les trois hommes affirment que l’Inde fait obstacle à la venue de leurs épouses.
M. Saker souligne que, de plus en plus, les musulmans sont opprimés en Inde, une observation que l’organisme Human Rights Watch fait depuis l’arrivée au pouvoir de l’actuel parti en Inde.
«Soudainement l’Inde ne laisse plus sortir les musulmans. Ils disent que ce sont des immigrants illégaux», ajoute-t-il.
Mieux vaut la prison
Le gouvernement indien ne cache pas qu’ils aimeraient retourner les Rohingyas dans leur pays d’origine, le Myanmar, sachant très bien ce qui les attend là-bas.
«Je préférerais que ma famille soit en prison ici plutôt qu’au Myanmar. Comparativement, la prison ici serait comme le paradis pour eux», lance M. Saker.
Mais aucun des trois ne comprend la logique de l’Inde, qui ne veut plus des Rohingyas et refuse de leur donner un permis de sortie.
«Il n’y a aucune raison. Auparavant l’Inde a donné un permis de séjour à ma femme, mais plus maintenant. Même chose pour les permis de sortie», souligne Rachid Ahmed.
«L’Inde répond que nous devons nous adresser à la Birmanie, qu’elle ne peut pas donner des permis pour un troisième pays. Comment la Birmanie, qui ne nous reconnaît pas, qui va nous donner des documents?» questionne Mohammed Saker.
Selon lui, l’Inde pendant ce temps donne tout de même des permis de sortie à des réfugiés du Sri Lanka, du Pakistan et de l’Afghanistan.
«C’est une discrimination religieuse et c’est aussi parce que l’Inde est amie avec le Myanmar», estime M. Ahmed.
Citoyen canadien
M. Ahmed, qui ne veut pas séparer sa femme de son fils, dit même avoir essuyé un refus de l’Inde pour un permis de sortie pour ce dernier, malgré son passeport canadien.
«Comment mon fils qui est Canadien pourrait aller en Birmanie?» craint M. Saker.
Ce dernier s’est fait jouer un vilain tour par la pandémie après son mariage.
«J’ai rempli les formulaires, mais la COVID a frappé. Les bureaux de l’immigration ont été fermés. J’ai finalement reçu le visa. Il était expiré lorsque ma femme a reçu son permis de sortie de l’Inde après plus de six mois. Elle a reçu un nouveau visa, mais maintenant l’Inde a commencé à refuser les permis de sortie», dit-il.
«Si l’Inde peut envoyer ses réfugiés rohingyas au Myanmar, pourquoi pas au Canada?» peste-t-il.
Désemparés
À la recherche d’une solution, ils ont rencontré leur député fédéral, le ministre Jean-Yves Duclos.
«J’ai aussi envoyé des courriels à plusieurs ministres, mais je n’ai jamais eu de réponse. Le Canada a aidé les Syriens, les Afghans, les Ukrainiens. Les Rohingyas ont vécu un génocide, mais personne ne nous aide», regrette M. Saker.
«Je paye des taxes, je travaille sept jours sur sept, mais ça sert à quoi si je ne peux pas amener ma famille ici? Je ne suis pas en paix dans mon cœur. Je suis toujours inquiet», admet-il.
Le Journal a contacté le bureau du ministre Duclos, qui ne peut «commenter spécifiquement les cas d’immigration qui passent par le bureau de circonscription».
Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a aussi invoqué des «raisons de confidentialités» pour ne pas «commenter des cas spécifiques».
«Cependant, en général, les gouvernements conservent le droit souverain de délivrer des visas de sortie à leur discrétion», a précisé le porte-parole d’IRCC Jeffrey MacDonald.
«Le Canada dirige les efforts internationaux visant à résoudre la crise humanitaire et sécuritaire au Myanmar et au Bangladesh, de concert avec des partenaires partageant les mêmes idées, a-t-il ajouté. Le Canada est prêt à accueillir les réfugiés rohingyas lorsque les conditions dans la région permettront leur réinstallation. Il mènera des discussions avec des pays partageant les mêmes idées afin d’encourager une importante réponse internationale en matière de réinstallation.»
Dix jours après avoir été interpellées, les ambassades de l’Inde, du Bangladesh et du Myanmar n’avaient pas donné suite au message du Journal.
QUI SONT LES ROHINGYAS?
- Une minorité musulmane du Myanmar (anciennement la Birmanie), pays majoritairement bouddhiste.
- Plus d’un million de Rohingyas ont fui le Myanmar, principalement pour le Bangladesh, en raison d’attaques ciblées.
- Kutupalong, au Bangladesh, est le plus grand camp de réfugiés au monde, regroupant 900 000 personnes.
- Il y aurait 40 000 Rohingyas réfugiés en Inde.
- Depuis 2018, l’Inde a expulsé au moins 13 Rohingyas vers le Myanmar malgré les risques pour leur sécurité.
- Human Rights Watch note que, depuis l'arrivée au pouvoir du parti du président Modi en Inde en 2014, des mesures législatives ont ouvert la porte à de la discrimination contre les minorités religieuses, en particulier les musulmans.
- En 2018, cinq chercheurs universitaires ont estimé le nombre de Rohingyas assassinés au Myanmar à 24 800 et le nombre de femmes et d’adolescentes violées à 18 500.*
- Environ 100 Rohingyas vivent à Québec.
Une tragédie en dates
1942: l'armée japonaise envahit la Birmanie britannique, les Rohingyas soutiennent les Britanniques, au contraire des autres habitants.
1978: devant les persécutions, 200 000 Rohingyas se réfugient dans des camps au Bangladesh.
1982: les Rohingyas deviennent apatrides, n’étant plus reconnus parmi les 135 groupes ethniques de la Birmanie.
2013: une loi interdit les mariages interethniques et interconfessionnels au Myanmar. Les familles rohingyas ne peuvent avoir plus de deux enfants.
2014: le recensement national du Myanmar ne comptabilise plus les Rohingyas.
2016 et 2017: des villages sont incendiés puis rasés au bulldozer, des civils sont torturés, violés et tués en réponse à des attaques de rebelles rohingyas. 742 000 réfugiés se retrouvent maintenant au Bangladesh.
2018: le Canada reconnaît que les Rohingyas sont victimes d’un génocide. La première ministre du Myanmar (Birmanie) qui a déjà reçu un prix Nobel de la Paix perd sa citoyenneté honoraire.
Sources: Musée de l'Holocauste Montréal, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, Human Rights Watch
* Forced Migration of Rohingya: An Untold Experience, par des chercheurs de l’Université Laurentienne (Sudbury, Ontario), de la Norvège et de l’Australie.

«Il y a des traces des Rohingyas depuis l’année 1500. Mes arrière-grands-parents avaient une carte d’identité de la Birmanie en 1927.» - Mohammed Saker
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