Crise du logement: se loger en échange de services sexuels
Francis Pilon | Le Journal de Montréal
Avec l’inflation écrasante et la crise du logement sans précédent, des organismes craignent une hausse de personnes vulnérables qui devront accepter des gestes de nature sexuelle contre un loyer à moindre coût pour éviter de se ramasser à la rue.
«Dans les petites annonces, on voit qu’il y a des personnes qui ne se cachent même plus d’offrir une chambre contre des relations [sexuelles] tellement la crise est forte», lance Marjolaine Deneault, du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ).
Selon elle, le phénomène ne date pas d’hier. Le Journal avait d'ailleurs abordé cet enjeu, en 2018. Toutefois, la rareté des logements et le budget toujours plus serré des ménages précaires sont propices pour ce phénomène qui s'apparente à de la prostitution forcée.
«Cette problématique existe et continue parce qu’il y a des locataires qui n’ont plus d’autres options, déplore Mme Deneault. Il y a des gens qui préfèrent endurer ça plutôt que de se retrouver dans la rue.»
- Écoutez l'entrevue avec Cédric Dussault du RCLALQ à l’émission de Philippe-Vincent Foisy diffusée chaque jour en direct via QUB radio :
Obligé d’être nu
Le Journal en a d’ailleurs fait l’expérience sur des sites comme Kijiji ou encore Facebook Marketplace.
Nous avons mis deux fausses annonces d’une étudiante et d’un étudiant en soins infirmiers. Chacun d’eux, baptisé Ludivine et Thomas, indique chercher sérieusement une chambre à louer pour la somme maximale de 700$ par mois dans le Grand Montréal.


Ils ont reçu en moins d’une journée plus d’une dizaine de messages d’hommes âgés leur offrant un lit contre des services sexuels explicites ou implicites. Dans tous les cas, le logement était à louer pour une fraction du prix ou offert gratuitement.

«Ça ne marchera pas de toutes façons parce tu ne peux pas vivre ici si t’es pas nudiste», lance Daniel au bout du fil. Ce quarantenaire de la Rive-Nord a même proposé à Thomas d’avoir un toit gratuit, s’il acceptait de dormir avec lui dans son petit trois et demi.
- Écoutez la chronique Crime et Société avec Félix Séguin, journaliste au Bureau d’enquête de Québecor au micro de Richard Martineau sur QUB radio :
«Je te violerai pas»
Les offres de logement envoyées à Ludivine étaient d’abord sérieuses. Par contre, les choses se sont gâtées au téléphone ou dans les courriels avec les hommes qui proposaient des chambres à louer dans leur appartement.

«On a beau être célibataire tous les deux, je te dirais pas de venir ce soir. T’inquiète, je ne te sauterai pas dessus et je te violerai pas, si c’est ça qui te fait peur», garantit au bout du fil Maxime.

Ce dernier venait tout juste de proposer à Ludivine pour 300$ par mois de dormir avec lui, dans le même lit, puisque le logement ne contient qu’une seule chambre.
Marc, un ingénieur qui n’a pas sa langue dans sa poche, a carrément suggéré à l’étudiante de tout lui payer.

«Je voulais vous proposer de payer votre logement, dans un rapport sugar daddy. Car je n'ai pas d'appartement... En tout respect», propose-t-il dans un des courriels envoyés à la jeune femme.
Le Journal a aussi trouvé plusieurs petites annonces offrant une chambre pour «seulement des femmes» ou encore «uniquement pour des hommes». À trois reprises, l’annonceur nous a offert une diminution du loyer en échange de faveurs sexuelles.



Personne à l’abri
Le Centre d'éducation et d'action des femmes de Montréal (CÉAF) dénonce que des propriétaires ou des locataires profitent ainsi des personnes vulnérables au Québec.
«Ça n’a pas d’allure de voir ça dans une société riche comme la nôtre. Je pense que les gens doivent aussi comprendre qu’aucune femme n’est à l’abri de cette situation dans notre société. On le voit dans nos sondages, elles viennent de tous les milieux», explique Julie Leblanc, organisatrice communautaire au CÉAF.
Mais est-ce qu’il y a des solutions pour mettre fin à ce genre de commerce illicite?
«Il faut plus de logements sociaux financés par l’État pour les gens à faible revenu. Mais le gouvernement de François Legault a coupé dans le programme AccèsLogis à cet effet, et c’est un drame historique», laisse tomber Mme Leblanc.
►Le prix moyen d’un logement à Montréal avec une seule chambre dépassait les 1500$ en juillet 2022, selon la plateforme Rentals.ca
- Écoutez la rencontre Martineau-Dutrizac avec Richard Martineau au micro de Benoit Dutrizac sur QUB radio :
Phénomène en hausse, selon un organisme
Le Centre d'éducation et d'action des femmes de Montréal (CÉAF) confirme que le phénomène du «sexe contre un loyer» est en hausse puisqu’ils n’ont jamais vu autant de personnes précaires cogner à leurs portes.
«Je sais qu’il y en a plus dans cette situation. On est vraiment dans un terreau très fertile pour vivre ce genre d’abus sexuels. [...] En neuf ans de travail dans le communautaire, la situation économique des femmes précaires est sans précédent. C’est du jamais vu pour nous», indique Julie Leblanc, organisatrice communautaire au CÉAF.
Un comité de son organisme a étudié notamment de 2013 à 2021 les violences sexuelles vécues par les femmes locataires et les chambreuses. Malheureusement, la pandémie a mis fin à ce programme.
«Ce qu’on a remarqué, c’est qu’elle accepte à contrecœur une relation contre un logement moins cher, explique Mme Leblanc. Elles ne le font pas par choix quand elles font ça. Pour nous, il y a une banalisation de relations de pouvoir avec cet enjeu et une banalisation de violence faite aux femmes.»
Comme une «prostituée»
Le CÉAF a accepté de partager avec Le Journal des témoignages de femmes ayant subi des violences sexuelles dans des logements à prix modique.
C’est le cas d’Anna, qui habitait dans une coopérative d’habitation lorsqu’elle a vécu une des pires soirées de sa vie.
Le président du conseil d’administration de sa coop lui a donné rendez-vous chez lui pour savoir si elle était éligible à une subvention lui permettant de payer moins cher son loyer.
«Je voulais la subvention. Je ne pensais pas qu’il se rendrait là. Je me suis sentie comme une souris prise au piège, étourdie et prise de peur. Il a abusé de moi. Il a pris des photos de moi nu... Je ne me rappelle pas de la fin, peut-être que je ne veux pas m’en rappeler», raconte-t-elle.
«J’ai honte, c’est comme si je m’étais prostituée. J’ai vendu mon corps. Je me sens sale. J’essaie d’oublier, de reprendre ma vie en main», poursuit-elle.
Anna confie qu’elle essaie désormais de déménager de sa coopérative. Elle craint en permanence que ses clichés soient exposés dans Internet.
CE QU’ELLES ONT DIT:

«Il va y en avoir encore plus dans cette situation. Le coût des logements est devenu tellement inaccessible pour plein de personnes et des propriétaires malveillants vont en profiter.»
– Julie Leblanc, CÉAF
«Il a abusé de moi. Il a pris des photos de moi nu... Je ne me rappelle pas de la fin, peut-être que je ne veux pas m’en rappeler.»
– Anna, victime du président de sa coopérative d'habitation

«Dans un contexte avec beaucoup de logements, peut-être que la personne refuserait l’offre du propriétaire qui propose des services sexuels. Mais dans un contexte de pénurie, la personne n’a peut-être pas le choix.»
– Marjolaine Deneault, RCLALQ
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