Corruption aux Philippines dirigée depuis Montréal
Une firme basée dans la métropole paiera 10,5 M$ d’amende pour garder ses contrats publics ici


Jean-Louis Fortin
Une firme montréalaise réputée qui a corrompu les autorités aux Philippines pour y décrocher d’importants contrats publics paiera 10,5 M$ en amendes pour pouvoir continuer à faire affaire avec Ottawa et Québec.
Élus philippins soudoyés, commissions douteuses à des agents commerciaux étrangers, contrats publics gonflés pour financer les pots-de-vin. Pendant 12 ans, la firme Ultra Electronics Forensic Technology inc. (UEFTI), basée dans l’arrondissement Saint-Laurent à Montréal, a multiplié les manœuvres illégales dans ce pays de 111 millions d’habitants en Asie du Sud-Est.
Cette firme fondée par le montréalais Robert Walsh commercialise un système d’identification balistique, IBIS, qui aide les corps policiers à résoudre des crimes par armes à feu.
Elle compte 250 employés et fait affaire avec les gouvernements du Québec, du Canada et de nombreux pays dans le monde.
Depuis septembre dernier, elle faisait face à deux chefs d’accusation de corruption d’agents publics étrangers et un chef de fraude en lien avec ses activités aux Philippines. Ironiquement, c’est la GRC qui a mené l’enquête, alors qu’elle utilise la technologie de l’entreprise montréalaise.

Négociations secrètes
Mais dans les dernières semaines, UEFTI est discrètement devenue la deuxième firme, après SNC-Lavalin, à bénéficier d’un accord de réparation auprès de la justice canadienne.
Cette nouvelle disposition du Code criminel, en vigueur depuis septembre 2018, s’applique dans des cas de crimes économiques comme la corruption et la fraude. Elle permet à la Couronne d’inviter une firme accusée à négocier le paiement d’une amende plutôt que de subir un procès.
UEFTI paiera donc au total un peu plus de 10,5 millions $ aux gouvernements du Canada et du Québec, mais pourra continuer à obtenir des contrats publics, dont elle aurait été privée si elle avait été déclarée coupable au terme d’un procès.
L’entente scellée par le juge Marc David, de la Cour supérieure, a été négociée en secret, et certains détails sont encore frappés d’une ordonnance de non-publication.
« La conduite et les offenses [commises par UEFTI] sont sérieuses et méritent une pénalité sévère », estime le juge dans sa décision.
Le magistrat croit néanmoins qu’il est souhaitable que la firme puisse continuer à obtenir des contrats publics, car elle a fait preuve d’une « coopération exemplaire » avec les autorités en cours d’enquête.
« UEFTI a démontré son désir de changer sa culture d’entreprise et de respecter les lois anticorruption », écrit-il.

Quatre ex-dirigeants accusés
Néanmoins, quatre ex-dirigeants de la firme, dont son ex-grand patron Robert Walsh, font toujours face individuellement à des accusations criminelles de corruption et de fraude.
En mai 2022, SNC-Lavalin avait convenu de payer près de 30 M$ pour éviter un procès criminel. Elle était accusée d’avoir versé des pots-de-vin de 2,23 M$ pour obtenir un contrat de 128 M$ pour la rénovation du pont Jacques-Cartier au début des années 2000.
La firme avait déclaré que cela lui permettrait de « poursuivre ses activités et de protéger les emplois de son personnel de plus de 30 000 employés, tout en préservant l’intérêt de ses clients, investisseurs et autres parties prenantes ».
– Avec la collaboration de Nicolas Brasseur et Philippe Langlois
Des élus s’en sont mis plein les poches
Pour obtenir des contrats publics aux Philippines, la firme montréalaise UEFTI a graissé la patte de hauts gradés dans l’appareil d’État philippin.
L’entreprise flairait une opportunité d’affaires lorsque la police nationale des Philippines (PNP) a annoncé, à la fin des années 1990, qu’elle souhaitait s’équiper d’un système électronique de reconnaissance balistique pour ses enquêtes criminelles.
Les efforts de UEFTI, à grands coups de pots-de-vin, ont pris plus d’une décennie pour porter leurs fruits.
Ils lui ont permis de décrocher des contrats en trois phases qui lui ont rapporté environ 17 M$, de mars 2010 à avril 2017.
Influence
L’entreprise montréalaise a d’abord requis les services d’agents commerciaux basés aux Philippines, qui pouvaient utiliser leurs contacts gouvernementaux pour qu’elle obtienne les contrats.
« Une partie de la stratégie consistait en le paiement de pots-de-vin à de hauts gradés gouvernementaux et la falsification de registres pour camoufler ces paiements », écrit le juge Marc David.
Les agents commerciaux auraient payé une partie des pots-de-vin, et gardé d’autres sommes pour eux.
Sur les 4,4 millions $ qu’ils ont reçus, une partie des sommes a servi à la corruption, et une autre portion a servi à des services légitimes. Dans quelle proportion ? La GRC n’a jamais voulu s’avancer.
Toutefois, l’accord de réparation entériné par toutes les parties établit que 75 % de cette somme, soit 3,3 M$, correspond à la valeur des fruits du crime.
Quant aux noms des politiciens philippins qui auraient été soudoyés, ils sont pour le moment frappés d’un interdit de publication par les tribunaux.
Un pays où les pots-de-vin sont répandus
Une entreprise qui souhaite faire affaire avec les forces de l’ordre aux Philippines entre dans un monde où les pots-de-vin sont monnaie courante, selon un spécialiste en analyse de risques pour l’Asie du Sud-Est.
L’expert Stephen Norris a signé le 25 octobre dernier une déclaration assermentée à la cour dans laquelle il décrit ce qu’il qualifie de « corruption endémique à la police nationale des Philippines ».
« La corruption et l’inconduite sont répandues à la police nationale des Philippines. Des chefs de police sous différentes administrations ont été impliqués dans de larges scandales de corruption mettant en jeu des millions et même des milliards de pesos philippins », décrit-il.
Un million de pesos philippins valent environ 23 000 $ canadiens.
« Portes tournantes »
Le spécialiste explique que depuis le passage au pouvoir de l’ex-présidente Gloria Macapagal-Arroyo, entre 2001 et 2010, il existe aux Philippines une politique de « portes tournantes » à la direction de la police nationale.
« Les chefs de police sont souvent nommés pour une courte période de temps comme récompense pour leur loyauté. La corruption est donc répandue compte tenu de la nature de ces nominations », analyse M. Norris, qui fait remarquer que les six derniers chefs de la police nationale ont vu leur mandat durer moins d’un an.
Sans compter les nombreux cas d’abus de droits de la personne, de torture et de détention arbitraire aux Philippines, ajoute Stephen Norris.
Quatre ex-dirigeants toujours accusés
Robert Walsh

Fondateur et président de l’entreprise jusqu’en 2014
René Bélanger

A succédé à M. Walsh comme président jusqu’à la mi-2017
Timothy Heaney

Ex-vice-président des ventes et du marketing
Michael McLean

Ex-directeur des ventes
Qu’est-ce que la technologie IBIS


- Développée par Ultra Electronics Forensic Technology
- Des caméras sophistiquées examinent les projectiles et les douilles saisies sur une scène de crime.
- Grâce à de puissants ordinateurs, ces images sont automatiquement comparées avec des millions d’autres images de projectiles et de douilles dans des bases de données.
- La correspondance entre des images semblables peut aider les policiers à résoudre des crimes.
Vous avez des informations à nous communiquer à propos de cette histoire?
Vous avez un scoop qui pourrait intéresser nos lecteurs?
Écrivez-nous à l'adresse ou appelez-nous directement au 1 800-63SCOOP.