Construire le Canada de demain, à quelles conditions?

Louis Bellemare, économiste
Notre expérience récente concernant la négociation des droits de douane avec les États-Unis nous a permis de réaliser jusqu’à quel point notre dépendance au marché américain nous rend vulnérables.
Le Canada est une économie ouverte. Ses exportations de biens et services représentaient 34% du PIB en 2023 et la grande majorité de celles-ci, soit 75 %, étaient destinées aux États-Unis.
L’économie américaine, pour sa part, est beaucoup moins dépendante de son commerce extérieur que la nôtre et compte une taille qui est près de 8 fois celle de l’économie canadienne.
En fait, nous sommes à côté d’un géant qui nous nourrit, alors que la saga des tarifs douaniers pourrait sonner le glas du banquet. Il faut maintenant entrevoir notre indépendance économique pour nous protéger. Quelles en sont les implications?
Le défi de construire sans tout centraliser
Mark Carney fait preuve de pragmatisme en affirmant qu’il veut construire une seule économie canadienne dans le but d’assurer notre indépendance économique. Selon sa vision, nous pouvons compenser les pertes commerciales avec les États-Unis en intégrant mieux nos relations entre les provinces, soit en développant de nouveaux marchés, en investissant dans des infrastructures nationales et en révisant nos politiques d’achat et la réglementation de manière à favoriser les entreprises canadiennes. L’intention du premier ministre est réaliste.
Mais, le défi maintenant est d’éviter de voir le fédéral centraliser le pouvoir en raison de la menace américaine. Selon un rapport récent produit par le Centre d’excellence sur la fédération canadienne (janvier 2025), ce comportement vers la centralisation de l’action gouvernementale des fédérations serait typique des périodes de crise. Ainsi, cette crise des «droits de douane», comme on pourrait l’appeler, pourrait accentuer l’intervention du fédéral en ce sens.
Le passé est nourri d’un jeu impressionnant de revendications historiques des provinces sur le sujet. Le fin fond de l’histoire revient toujours à la même chose: un déséquilibre fiscal généré par les besoins sans cesse croissant de financement des provinces dans des domaines cruciaux pour la population comme la santé, l’éducation, le logement ou les services municipaux; et, d’autre part, l’imposition de normes nationales par l’utilisation des fonds fédéraux dans des champs de compétence des provinces.
Par ailleurs, le sentiment d’urgence d’agir et de négocier avec les États-Unis pourrait amener le gouvernement fédéral à prioriser certains types de dépenses (ex. la défense nationale) au détriment de besoins fondamentaux des provinces. Nos gouvernements n’ont-ils pas aussi la responsabilité de canaliser leurs ressources vers des services dont la population a vraiment besoin, et non nécessairement de répondre aux demandes de notre voisin américain?
Reconnaître l’autonomie des provinces
Carney doit donc trouver un équilibre entre son projet de construction du Canada et les besoins des provinces. En premier lieu, nous pourrions commencer par reconnaître l’existence d’un déséquilibre fiscal.
Le rapport du Centre d’excellence sur la fédération canadienne cité plus haut confirme à ce sujet que la situation actuelle milite en faveur d’une réflexion sur le fédéralisme fiscal canadien dans toutes ses dimensions. Les causes institutionnelles du déséquilibre fiscal, notamment l’exercice d’un «pouvoir fédéral de dépenser, demeurent d’une remarquable actualité», selon les auteurs.
Nous pourrions à cet égard faire une réflexion sur le rôle du gouvernement fédéral comme subsidiaire, celui d’une véritable fédération qui redistribue la richesse et vient en appui aux gouvernements locaux. Les provinces ont cette légitimité de décider pour elles-mêmes de leur propre développement.
Comment alors bâtir une seule économie?
Il n’est pas exagéré de qualifier la situation actuelle de véritable crise. Le climat d’incertitude engendré par les tergiversations du président américain nous amène à considérer ainsi notre indépendance économique par rapport aux États-Unis. Comme toutes crises, il y a un début, un dénouement et il y aura une fin.
Qu’arrivera-t-il après la crise? Retournerons-nous vers la case de départ, avec en moins des provinces affaiblies par un gouvernement fédéral encore plus centralisateur? Ou bien, pourrons-nous en sortir gagnants par des politiques efficaces et bien distribuées vers les besoins réels de population. L’aspect positif de cette crise est qu’elle nous donne la chance de nous améliorer.
Le rôle de subsidiaire du gouvernement fédéral est aussi, à mon avis, de construire avec ses partenaires un environnement favorable à la compétitivité, la productivité des entreprises et à la croissance de l’emploi.
Cet environnement favorable pourra être mis en place par une fiscalité vraiment avantageuse pour les entreprises et la population, en allégeant la réglementation, en améliorant les facilités de financement des entreprises, mais aussi par une fiscalité qui est en équilibre avec les obligations des gouvernements provinciaux et locaux. Leur participation demeure essentielle pour créer un tel environnement.
La banque du Canada a pour sa part qualifié «d’urgence économique» le retard important de productivité du Canada par rapport aux États-Unis. Les comparatifs (PIB par heure travaillée) nous indiquent que la productivité canadienne serait de 15 à 20% inférieure à celle des États-Unis. On attribue cet écart au faible niveau d’investissements en machinerie et en technologies de l’information, à une spécialisation plus forte dans les ressources naturelles et un marché plus petit et fragmenté. Ces constats nous amènent à réfléchir sur l’élaboration d’une véritable stratégie industrielle pour le Canada.
C’est en travaillant sur des conditions essentielles à la croissance que nous relèverons notre niveau de productivité et pourrons contrecarrer les tarifs douaniers de Donald Trump. Pour cela, il faut aussi revoir le rôle des gouvernements dans des domaines aussi stratégiques que le financement des universités, la recherche et le développement et l’éducation.
Louis Bellemare
Économiste