Concert de Feucht: liberté d’expression à géométrie variable


Yasmine Abdelfadel
L’annulation des concerts du chanteur américain Sean Feucht, étoile montante de la droite chrétienne MAGA, devrait inquiéter bien au-delà de la sphère artistique. Parce qu’ici, ce n’est pas seulement un individu qu’on censure: c’est une idée dérangeante qu’on cherche à faire disparaître par décret municipal.
Feucht ne cache pas ses positions: antiavortement, pro-Trump, farouche opposant aux droits des communautés LGBTQ. Il incarne, à bien des égards, un conservatisme social qu’on croyait révolu, voire enterré. Mais il n’a, à ce jour, commis aucun crime. Aucun appel à la violence, aucun discours haineux tel que défini par le Code criminel. Juste des opinions. Inquiétantes, rétrogrades, toxiques, mais des opinions quand même.
Brigades de la moralité
Et c’est précisément là que le bât blesse. Car ce ne sont pas des tribunaux qui l’ont empêché de se produire, mais des instances publiques: la Ville de Montréal, Parcs Canada, la Commission de la capitale nationale... Autrement dit, des institutions censées défendre bec et ongles les droits et libertés protégés par nos chartes. Or, elles se sont muées en tribunaux de la vertu, décidant unilatéralement de qui mérite ou non un micro. Ça fait frémir. Aujourd’hui, c’est un chanteur américain évangélique. Demain, ce sera qui? Un auteur? Un humoriste? Un professeur?
On peut – et on doit – combattre les idées de Sean Feucht. Mais les faire taire n’est pas les affaiblir. C’est leur donner un souffle nouveau, une posture de martyr, un carburant puissant pour ceux qui crient déjà à la dictature woke. Et c’est offrir sur un plateau d’argent l’argument massue de la droite: «voyez, ils veulent museler tout ce qui ne pense pas comme eux».
Démocratie
La démocratie, la vraie, ne se vit pas dans la facilité. Elle exige qu’on tolère ce qui nous révulse. Elle oblige à entendre ce qu’on méprise. Parce que c’est seulement ainsi qu’on peut véritablement y répondre, argument contre argument, idée contre idée.
Les discours antiavortement et hostiles aux minorités ne sont pas rares: ils résonnent chaque semaine dans certaines églises, mosquées, temples et écoles religieuses. Va-t-on désormais fermer tous ces lieux? Interdire toute prise de parole en désaccord avec le consensus progressiste?
La réponse ne réside pas dans l’interdiction, mais dans la confrontation intellectuelle. Éduquer, débattre, dénoncer. Le jour où on abandonne cette méthode au profit de la censure institutionnelle, on perd non seulement la bataille, mais la guerre des idées.
En interdisant à Sean Feucht de chanter dans l’espace public, on ne protège personne. On donne simplement à ses partisans la preuve que la liberté d’expression est devenue conditionnelle. Or, une liberté conditionnelle n’est pas une liberté: c’est une faveur accordée par ceux qui pensent comme nous.
Et cela, en démocratie, est autrement plus dangereux que n’importe quel refrain évangélique.