Prix de l’essence: des détaillants trop gourmands dans la région de Québec
Ça «défie toute logique» depuis deux ans, selon le CAA-Québec

Jean-Luc Lavallée
Les détaillants d’essence de la grande région de Québec s’en mettent plein les poches depuis plus de deux ans en prélevant des marges anormalement élevées par rapport à la moyenne provinciale, ce qui défie «toute logique», critique le CAA-Québec.
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L’organisme, qui effectue une veille constante du prix de l’essence dans la province, s’est penché sur la situation particulière de la Capitale-Nationale, à la demande du Journal. Puisque les prix fluctuent constamment, d’une journée à l’autre et d’une région à l’autre, il devient parfois difficile pour le consommateur d’avoir un portrait d’ensemble.
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Le constat est toutefois clair : les écarts observés de façon régulière à la pompe en 2021, en 2022 et en début d’année 2023 avec d’autres régions sont souvent si grands qu’ils deviennent injustifiables, aux yeux du CAA-Québec.
À titre d’exemple, à la mi-janvier, il était possible de faire le plein d’essence ordinaire à 1,43 $/litre au Saguenay alors qu’il en coûtait 1,69 $/litre au même moment à Québec, une différence de 26 cents/litre. Des écarts semblables ont été observés encore hier avec d’autres régions.
Hausse de près de 500 %
Au-delà de ces exemples précis, des variations ponctuelles et des perceptions, les chiffres sur le long terme sont accablants et révèlent une réalité incontestable : la marge prélevée au détail – l’indicateur le plus pertinent selon le CAA-Québec – a augmenté 3 à 4 fois plus dans la région de la Capitale-Nationale que dans l’ensemble du Québec depuis 2018-2019.
En pourcentage, cela représente un bond de 483 % sur quatre ans (comparativement à 117 % pour le Québec en entier) ou plus de 200 % sur cinq ans, alors que la hausse provinciale a été limitée à 60 % durant cette période.
«Cette situation constitue un illogisme, car généralement, les stations-service situées dans les grands centres prélèvent une marge au détail moins élevée que celles situées dans les petites localités puisque leur volume de ventes est plus élevé. Suivant cette logique, la marge prélevée au détail dans la Capitale-Nationale devrait être inférieure à la moyenne provinciale, comme c’était le cas en 2018 et en 2019», expose Andrée-Ann Déry, de CAA-Québec.
En 2022, la Capitale-Nationale a décroché le 5e rang du palmarès des marges les plus élevées (avec 13,4 cents/litre) sur les 17 régions administratives, derrière le Nord-du-Québec, le Bas-Saint-Laurent, la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et la Côte-Nord.
Plus cher à Québec qu’à Sept-Îles
À la pompe, selon la Régie de l’Énergie, la Capitale-Nationale apparaît cette fois au 4e rang sur 17 en 2022 pour le prix le plus élevé (181,1 cents/litre en moyenne), derrière le Nord-du-Québec (191,4 cents/litre), la Gaspésie (182,7 cents/litre) et le Bas-Saint-Laurent (182,0 cents/litre). Le prix affiché à Québec a même été trois fois le plus élevé de la province, après celui affiché à la Baie-James, qui n’a aucun comparable.
Un plein d’essence coûte généralement moins cher à Sept-Îles ou Val-d’Or qu’à Québec, même si les coûts de distribution sont moindres à Québec en raison de la proximité de la raffinerie Valero à Lévis.
Le rabais de taxe provinciale consenti aux régions éloignées n’explique pas tout. Le CAA-Québec répète que plusieurs autres facteurs influencent le prix à la pompe : l’offre et la demande, le prix journalier d’acquisition, les taxes et le contexte commercial local.
Mais à Québec, quand on voit de tels écarts, il ne fait aucun doute que la marge des détaillants est en cause. «Il est impossible pour CAA-Québec d’expliquer pourquoi les stations-service de la Capitale-Nationale prélèvent une marge au détail si élevée», tranche Mme Déry.
Marge moyenne au détail depuis 5 ans (excluant les taxes à la consommation)
| Année | Capitale-Nationale | Ensemble du Québec |
| 2018 | 4,4 cents/litre | 6,5 cents/litre |
| 2019 | 2,3 cents/litre | 4,8 cents/litre |
| 2020 | 6,1 cents/litre | 5,9 cents/litre |
| 2021 | 8,3 cents/litre | 5,7 cents/litre |
| 2022 | 13,4 cents/litre | 10,4 cents/litre |
| Variation en 5 ans | + 204,5 % | + 60 % |
Sources : CAA-Québec et Régie de l’Énergie
Le prix de l’essence décortiqué (en date du 7 mars à Québec)
- Prix à la rampe de chargement : 104,5 cents/litre
- Taxe fédérale d’accise : 10 cents/litre
- Taxe provinciale sur les carburants : 19,2 cents/litre
- TVQ : 13,4 cents/litre
- TPS : 6,7 cents/litre
- Coût du transport : 0,6 cent/litre
- Sous-total (coût d’acquisition) : 154,4 cents/litre
- Marge moyenne prélevée au détail hier : 9,1 cents/litre (+ 1,4 cent de taxes)
TOTAL : 164,9 cents/litre
Note : Les chiffres ont été arrondis au dixième le plus proche. La marge prélevée au détail a été calculée en fonction d’un prix à la pompe de 164,9 cents/litre, soit le plus répandu dans la région de la Capitale-Nationale hier matin.
Source : CAA-Québec
Les marges plus élevées à Québec sont justifiées, plaide l’industrie

Après des années de vaches maigres dans la région de Québec, les détaillants ont toute la légitimité nécessaire pour compenser leurs pertes en prélevant des marges plus élevées sur leurs ventes d’essence, plaide l’industrie.
Il s’agit d’un juste retour du balancier, fait valoir l’Association des distributeurs d’énergie du Québec (ADEQ), qui représente des entreprises distributrices de carburant et leurs détaillants œuvrant dans près de 2300 postes d’essence au Québec.
«Là, on est dans une période où les marges sont plus élevées, effectivement, mais il faut comprendre que pendant plusieurs années, les marges ont été très basses à Québec et les détaillants n’arrivaient pas à couvrir leurs coûts d’exploitation [...]. C’est sûr qu’il faut que ça se rétablisse. Les détaillants ne peuvent pas perdre de l’argent ad vitam æternam», affirme la PDG de l’ADEQ, Sonia Marcotte.
Le phénomène est cyclique, observe-t-elle. «Souvent, les gens vont regarder ça quand les marges sont plus élevées, mais ne se rappellent pas qu’à un moment donné, les marges étaient plus basses.»
Depuis le début de l’année 2023, la marge au détail moyenne prélevée à Sainte-Foy est de 11,7 cents/litre. «Oui, c’est élevé, concède-t-elle. Mais ça va varier dans le temps.»
Faible concurrence
Questionnée sur la faible concurrence à la pompe, dans la grande région de Québec, Mme Marcotte affirme que chaque détaillant est «maître de son prix» et qu’elle ne connaît pas la stratégie de chacun d’eux. Il y a «beaucoup de variables», insiste-t-elle.
«Pourquoi, dans une région, c’est plus semblable et dans d’autres, ça varie plus? Ça dépend des conditions du marché. Souvent, il y a un effet domino aussi qui va se produire; si un concurrent baisse, l’autre va baisser parce qu’il ne veut pas perdre sa clientèle. Et quand ça monte, les autres vont monter aussi parce qu’ils se retrouvent avec des prix d’acquisition plus élevés», explique-t-elle.
Interprétation des chiffres
Mme Marcotte invite par ailleurs à la prudence dans l’interprétation des données.
Elle soutient qu’il faut «faire attention» aux pourcentages de hausses qui semblent astronomiques. «Il faut voir d’où on part et où on s’en va...»
Une marge de plus de 20 cents le litre!
La marge prélevée au détail a franchi le cap des 20 cents/litre à six reprises en 2022 dans la région de la Capitale-Nationale.
Elle a également oscillé à 54 reprises entre 15 et 19 cents le litre durant la même période. «De telles marges au détail peuvent être qualifiées de très élevées», note le CAA-Québec.
Rappelons que la marge au détail couvre les frais d’exploitation et le profit du commerçant. À titre comparatif, la marge au détail moyenne était de seulement 2,3 cents/litre en 2019 dans la région de Québec, un écart considérable.
Des prix trop stables et uniformes?
Le CAA-Québec dit avoir constaté une étonnante stabilité et uniformité des prix à la pompe dans la région de Québec, contrairement à ce qu’on peut voir dans la métropole.
Les prix sont également figés, à l’occasion, durant de longues périodes (deux à trois semaines) alors que les indicateurs pétroliers fluctuent continuellement. « La situation à Montréal n’est pas du tout la même. Les prix varient beaucoup d’une station-service à l’autre. Il n’y a aucune stabilité. Bref, l’automobiliste peut magasiner son essence », expose-t-on. Or, dans la Capitale-Nationale, à quelques exceptions près (notamment au Costco), le prix affiché est régulièrement le même de Portneuf à La Malbaie, en passant par Québec et Lévis, un non-sens puisque les stations-service de la région n’ont pas toutes les mêmes frais d’exploitation.
Le simple fait d’afficher le même prix que son concurrent ne peut cependant être associé à de la collusion, rappelle-t-on au CAA. L’existence d’ententes illicites doit être prouvée en cour ou au terme d’enquêtes du Bureau de la concurrence.
Une aubaine au Saguenay et en Outaouais
Les automobilistes les plus choyés du Québec, pour le prix de l’essence en 2022, sont ceux du Saguenay–Lac-Saint-Jean (1,729 $/litre) et de l’Outaouais (1,734 $/litre), deux régions où le prix du litre moyen à la pompe était le plus bas.
Une guerre de prix sévit depuis un bon moment au Saguenay. «Il est impossible de dire combien de temps ça va perdurer, mais certaines essenceries opèrent avec des faibles marges au détail. Lorsqu'elles ne seront plus en mesure de couvrir leurs frais d'exploitation, elles vont cesser. En attendant, elles doivent rogner dans leurs profits», explique la porte-parole du CAA Andrée-Ann Déry.
En Outaouais, la compétition avec l’Ontario – où les prix sont inférieurs – est pointée du doigt. Précisons que chaque pompe québécoise située à moins de 5 km de la frontière ontarienne bénéficie aussi d’une réduction de taxes de 8 cents.
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