«Ça se règle avec une balle»: retour sur le règne du redoutable parrain des gangs, Gregory Woolley
Notre Bureau d’enquête dresse le portrait du caïd assassiné en novembre 2023

Eric Thibault
Gregory Woolley a été tué par balles, le 17 novembre dernier, en face d’un CLSC de Saint-Jean-sur-Richelieu, devant sa conjointe et leur bébé. Jeudi, notre Bureau d’enquête révélait que le chef de gang a vraisemblablement été victime d’une purge interne parce qu’il serait l’un des principaux commanditaires allégués des meurtres et des complots que le tueur à gages Frédérick Silva a confessés aux policiers depuis qu’il a entrepris de collaborer avec les autorités en 2022. Retour aujourd’hui sur la carrière criminelle percutante de l’un des plus redoutables leaders du crime organisé au Québec, grâce à des documents judiciaires dont notre Bureau d’enquête a eu accès.
Calmement assis, les mains jointes sous son menton, Gregory Woolley s’efforce de rester silencieux et impassible, en ce début d’après-midi du 19 novembre 2015.
À 5h58 ce matin, l’enquêteur Steve Girard l’a tiré du lit en sonnant à la porte de sa résidence cossue à Saint-Hubert. Woolley est allé lui ouvrir, vêtu seulement d’un caleçon avant d’être mis en état d’arrestation. Une quarantaine d’autres suspects ont également été appréhendés comme lui dans l’opération.
Confiné dans une petite salle d’interrogatoire et mitraillé de questions, Woolley n’a pas ouvert la bouche depuis qu’on l’a escorté au quartier général de la Sûreté du Québec, il y a maintenant six heures.
- Écoutez l'entrevue avec Éric Thibault, journaliste au bureau d'enquête, via QUB :
C’est à peine s’il a croisé le regard de ce policier expérimenté qui lui parle sur un ton familier en l’appelant Greg. Girard a cru bon de lui rappeler qu’un des faits saillants de sa carrière est d’avoir aidé à coincer le tueur à gages Gérald Gallant, devenu délateur après avoir tué pour le compte des ennemis des Hells Angels pendant la guerre des motards qui a fait plus de 160 morts au Québec à la fin des années 90.
Girard sait bien que Woolley a une sainte horreur des criminels qui snitch des renseignements à la police pour se négocier des avantages. Il sait aussi que Woolley a déjà été enregistré, alors qu’il travaillait pour les Hells, dire à un supérieur de ne «jamais faire d’arrangement avec la Couronne».
«Des gars comme toi, qui ne parlent pas à la police, ça ne court pas les rues, lui dit-il. Je sais que t’es reconnu comme ça dans le milieu. Et ça doit être une des raisons pour lesquelles t’as réussi à monter dans une organisation comme [le club-école des Hells] les Rockers, qui valorise les Blancs et où t’es le seul Noir qui a monté. Parce que les Hells, des Noirs, y en veulent pas. Je suis convaincu que pour eux autres, t’es une personne fiable. Mais t’es une exception.»
Avec son ami Mom
Né le 26 février 1972 à Port-au-Prince, en Haïti, Gregory Woolley immigre au Québec avec sa famille à l’âge de 11 ans et obtient sa citoyenneté canadienne le 27 avril 1984.
«Vous auriez grandi dans un milieu familial véhiculant des valeurs prosociales. Vous n’auriez pas connu de problème d’apprentissage à l’école et vous n’auriez jamais connu de problème d’abus d’alcool ou de drogue», mentionnera à son sujet la Commission des libérations conditionnelles du Canada.
Très jeune, il devient membre du premier gang de rue à avoir été fondé à Montréal, les Master B, qui deviendront ensuite les Bô-Gars. C’est un gang associé aux Rouges, dont le fief englobe Montréal-Nord et le quartier Rivière-des-Prairies. Plus tard, on le surnommera même le «parrain des gangs».
Au milieu des années 90, le jeune gangster de 5 pieds et 9 pouces attire l’attention du chef des Hells Angels, Maurice «Mom» Boucher, dont les troupes livrent une guerre meurtrière aux Rock Machine pour le contrôle du marché de la drogue.
«C’est un chef de gang de rue et Mom l’a ramassé dans l’espérance qu’il amène les autres gangs de rue avec nous autres», expliquera à la SQ l’ex-membre des Hells, Sylvain Boulanger, après être devenu délateur en 2007.

En raison de la couleur de sa peau, Woolley n’aurait pas pu porter la veste des Hells comme membre du gang de motards compte tenu des règlements internes du club.
Mais rien n’empêchait d’accueillir Woolley au sein des Rockers de Montréal, un club-école des Hells que Boucher avait lui-même mis sur pied.
Dans «l’équipe de football»
Woolley est recruté dans «l’équipe de football» des Rockers, soit «le terme qu’on employait pour désigner les tueurs à gages du gang», d’après le délateur et ancien porte-couleurs des Rockers Stéphane «Godasse» Gagné, qui faisait partie de la même équipe.

Son «parrain» chez les Rockers était Paul Fontaine, qui sera condamné pour le meurtre de l’agent correctionnel Pierre Rondeau, abattu sous les ordres de Boucher en 1997.
«Paul appréciait énormément son style. Il était très travaillant. Tuer pour lui, c’est comme un citoyen qui travaille de 9 à 5», a déclaré Stéphane Sirois, un ex-membre des Rockers lui aussi devenu délateur.
Woolley devient souvent le garde du corps de Boucher dans ses déplacements. Greg convainc aussi Mom de lui donner sa bénédiction pour former sa propre équipe de caïds issus des gangs de rue montréalais, les Syndicate, dont la devise est Do or Die.

En plus d’épauler les Hells sur le marché des stupéfiants, l’objectif de ce «syndicat du crime» était d’amener les gangs d’allégeances rouge et bleue à mettre leurs rivalités de côté et à travailler ensemble.
«Y est gaffeux...»
Mais Woolley devra mettre ses plans d’alliance sur la glace en raison d’une erreur bête, commise le matin du 5 avril 2000, à l’aéroport de Mirabel, où il devait monter dans un avion de la compagnie Royal à destination de sa ville natale.
Woolley arrive à 8h37. C’est le dernier des 172 passagers à remettre sa carte d’embarquement et son bagage – un sac de sport noir orné d’une tête de mort – au personnel de sécurité. Mais le voyageur aux nombreux bijoux en or réalise sa bévue quand l’agent chargé de passer son bagage dans l’appareil de radioscopie y décèle «une masse métallique».
«J’ai oublié quelque chose dans le sac, il faut que j’aille le porter dans mon auto», demande-t-il en vain aux agents.

«La deuxième fois, ayant placé le sac différemment [dans l’appareil], j’ai bien vu le canon, le barillet et la crosse, relate l’agent de sécurité Samuel Lemay dans son rapport. Ensuite, j’ai tenté de diriger le passager vers la salle de fouille corporelle. Il était très nerveux.»
Woolley se «pognait la tête» à deux mains quand les policiers sont arrivés pour l’appréhender et saisir le pistolet Smith & Wesson de calibre .44 Magnum qu’il trimbalait illégalement.
Il plaide vite coupable et écope d’une peine de deux ans d’incarcération assortie d’une interdiction à perpétuité de posséder toute arme à feu.
Quinze ans plus tard, Mom Boucher a évoqué la scène avec sa fille Alexandra dans le parloir des visites du pénitencier de Sainte-Anne-des-Plaines, où il purgeait une peine à perpétuité pour avoir commandé les meurtres de deux agents correctionnels en 1997. Leurs conversations étaient épiées par la police parce que Boucher, alors soupçonné de planifier un complot pour faire tuer le caïd Raynald Desjardins au pénitencier, se servait de sa fille comme messagère entre lui et Woolley, dont il cherchait à avoir l’approbation pour passer à l’action.

«Qu’y fasse attention. Y est gaffeux. Je me rappelle, moé. Il s’en va à Haïti, hein? Pis, y s’en va avec son gun dans son bagage... Qu’est-ce que tu penses qui est arrivé? Y s’est fait pogner. Une inattention. Tu vas pas à l’aéroport avec ton gun!
– Heille, il doit s’être haï en crisse!» a réagi sa fille en ricanant.

Il bat une preuve d’ADN
Woolley purge sa peine au pénitencier de Donnacona, le 28 mars 2001, quand on le remet en état d’arrestation pour neuf meurtres commis pendant la guerre des motards.
Le premier assassinat sur cette liste est celui de Pierre Beauchamp, un fournisseur de cocaïne des Rock Machine. Le soir du 20 décembre 1996, Beauchamp a été abattu à bout portant au volant de sa minifourgonnette sur la rue Sainte-Catherine alors achalandée avec le magasinage des Fêtes. La preuve de la Couronne semblait irréfutable. Non seulement le délateur Sirois prétendait avoir reçu des aveux de Woolley le soir du meurtre, mais l’ADN de l’accusé avait été prélevé sur un chapeau retrouvé à l’intérieur d’une poubelle de la station de métro Bonaventure, dans laquelle l’arme du crime avait aussi été abandonnée.

Mais en décembre 2004, un jury tranche: non coupable. Aucun témoin oculaire n’a pu identifier formellement Woolley comme tireur et le technicien recrue que la police de Montréal avait mandaté pour documenter la scène de crime a commis des erreurs, en plus de mentir sous serment pour tenter de camoufler ses bourdes.
Comme plusieurs des Hells appréhendés dans l’opération Printemps 2001, Woolley plaidera ensuite coupable à des accusations de complot pour meurtre, gangstérisme et trafic de stupéfiants.

«Vito adore Greg »
L’été suivant, le chef de gang se retrouve au pénitencier de Sainte-Anne-des-Plaines où il a l’occasion de côtoyer l’homme que la police considère comme étant encore plus puissant que Mom Boucher dans le crime organisé à Montréal: Vito Rizzuto.
Le parrain qui règne alors sur la mafia italienne depuis près de 25 ans est incarcéré là en attendant son extradition devant la justice américaine relativement à son rôle dans les meurtres de trois mafiosi new-yorkais tués en 1981.

Entre le 6 juillet et le 22 septembre 2005, «M. Rizzuto a été incarcéré avec M. Woolley dans le même pavillon, au Centre régional de réception de Sainte-Anne-des-Plaines, et des rapports de renseignements nous ont indiqué qu’ils ont été observés à maintes reprises dans la cour extérieure en train de discuter», témoignera en cour le sergent détective François Lambert, de la police de Montréal, en 2016, pour expliquer comment le chef de gang avait pu devenir un «homme de confiance» pour le crime organisé traditionnel italien.
Dans des documents judiciaires, des informateurs de police diront plus tard que «Vito [Rizzuto] adore Greg».
Mom Boucher aussi
Les deux comparses s’échangent des lettres pendant qu’ils sont incarcérés dans deux établissements différents.

«J’espère de tout cœur que tu les feras chier [la Couronne] et que tu pourras faire voir qu’ils sont des menteurs et manipulateur [sic] de notre beau système juridique. [...] Ne lâche pas mon ami», lui écrit celui qui concluait ses lettres en signant Mom, le 30 mars 2010.
Woolley faisait alors face à de nouvelles accusations pour avoir touché en prison des redevances mensuelles allant jusqu’à 10 000$ d’un réseau de trafic de drogue actif au centre-ville de Montréal.
Une photo montrant Woolley vêtu d’un chandail des Canadiens sera saisie dans la cellule de Boucher, en 2015. À l’endos de la photo, on pouvait lire: «À mon ami MOM, L & R [Love and Respect], de Greg».
«Besoin de contrôler»
Appelée à cerner le profil de Woolley, la Commission des libérations conditionnelles du Canada le décrira comme «un individu intelligent» qui s’est bâti «une importante notoriété» dans la criminalité pour satisfaire «un ego surdimensionné, un besoin de plaire et de contrôler».

Et après plus de 11 années passées à l’ombre, Woolley redevient un homme libre le samedi 2 juillet 2011. Le Journal prédit aussitôt dans un article que ce «redoutable soldat des Hells» dont «la réputation de violence n’est plus à faire» cherchera à «reprendre sa place» et à «tasser ceux qui ne seront pas dans son camp».
Son plan de concrétiser un partenariat entre les Rouges et les Bleus, qui s’étaient tirés dessus pendant sa détention comme jamais auparavant, ne passe pas comme une lettre à la poste.
«Big» Chénier Dupuy, le chef des Bô-Gars, lui exprime son désaccord devant plusieurs motards, membres de gangs de rue et proches de la mafia réunis à une fête au bar Bourbon Street, à Sainte-Adèle, dans les Laurentides, à l’été 2012.
«Comme plusieurs vétérans des [Rouges], Chénier a dit qu’il ne voulait rien savoir de lui, qu’il ne travaillerait jamais pour les motards et les “licheux de bécyc”. Chénier l’a même brassé devant ses goons, devant tout le monde», a rapporté un proche de Dupuy au Journal.
Dupuy est mort criblé de balles dans le stationnement des Galeries d’Anjou, le 10 août 2012.

«Les bikers auraient dit à Greg de régler le cas à Big s’il ne voulait pas perdre son standing et le respect de la rue. C’est Greg lui-même qui a tué Big», peut-on lire dans des documents judiciaires où les policiers citaient leurs sources du monde interlope.
Des meurtres pour «garder la ville»
Trois semaines plus tard, les policiers présents aux funérailles du Hells Gaétan Comeau sont éberlués en voyant Woolley arriver avec l’avocat qui représentait alors le clan Rizzuto, Loris Cavaliere, dans la Ferrari de ce dernier. Ce coup d’éclat scellait la nouvelle alliance de toutes les forces du crime organisé, pas seulement des Rouges et des Bleus, dans le but commun de maximiser les profits de chacun sur le marché des stupéfiants.
Aussitôt, les policiers de la SQ, de la police de Montréal et de la GRC amorcent une nouvelle enquête dont Woolley est identifié comme «la cible première»: le projet Magot.

Les policiers apprendront que Woolley, un amateur d’échecs et de badminton, contrôle l’approvisionnement et le trafic de cocaïne dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, où lui et ses hommes ont écoulé 192 kilos de poudre blanche entre 2011 et 2015.

«Depuis la libération de Gregory Woolley, plusieurs individus reliés au crime organisé des différentes souches ont été assassinés», rappelle aussi un enquêteur dans un document de cour lié au projet Magot. Mais aucune accusation de meurtre ne sera portée contre lui à l’issue de l’enquête.

«Des problèmes comme ça, ça se règle avec une balle dans la poitrine. C’est ça qu’on est supposés de faire pour garder la ville», insiste Woolley lors d’une réunion avec les dirigeants de la mafia, Stefano Sollecito et Leonardo Rizzuto, que la police a enregistrés à leur insu, le 20 août 2015.

«Attention à tes amis...»
Au quartier général de la SQ où il se bute au silence du chef de gang, le 20 novembre 2015, l’enquêteur Girard ignore alors que Woolley se résignera à accepter un «arrangement» avec la Couronne en plaidant coupable aux accusations de gangstérisme et de complot pour trafic de drogue. Il ignore aussi que le chef de gang passera les six prochaines années derrière les barreaux et qu’il profitera ensuite de 24 mois de libération conditionnelle avant de se faire éliminer.
Mais avant de conclure son interrogatoire, Girard se permet de lui prodiguer un conseil prophétique.
«J’ai juste un conseil à te donner: tu feras attention à tes amis en dedans. Je pense que tu rentres en dedans avec moins d’amis aujourd’hui. Tu peux penser que c’est pas vrai, mais... Tu le sais comment vous êtes. Vous connaissez une seule façon de vous expliquer, de vous venger. Pis c’est de cette façon-là...

«Tout au long de ton trajet depuis que t’as été libéré [en 2011], tu t’es fait des ennemis. Pis tu le sais que dans votre milieu, l’amitié c’est assez éphémère. Tu peux être ami avec quelqu’un dans votre milieu jusqu’à tant que tu vas lui servir à quelque chose. Quand tu vas lui nuire... Tu connais l’expression “Le roi est mort, vive le roi”? Aujourd’hui, le roi vient de mourir. Y en a un autre qui va prendre ta place demain.»
– Avec Félix Séguin et Maxime Deland
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