«Ça prend de la patience»: un après-midi à bord d’un autobus scolaire où il a fallu répéter «on reste assis» à 16 reprises
Avec des élèves souvent dissipés, la tâche des conducteurs relève parfois de la mission impossible


Dominique Scali
Savez-vous vraiment ce qui se passe dans l’autobus jaune de votre enfant? Chauffeurs vulgaires ou agressifs, élèves turbulents hors de contrôle, enfants égarés. Le Journal a épluché des centaines de plaintes en lien avec le transport scolaire.
«On reste assis dans le banc», «on ne frappe pas», «on ne crache pas par terre», a dû répéter une chauffeuse d’autobus scolaire à la patience d’or lors d’un trajet de 45 minutes à bord duquel Le Journal a pu embarquer.
«Ça prend de la patience», avoue la conductrice Mélissa Girard avec le sourire. «Il faut beaucoup répéter».
Tout au long du weekend, Le Journal a publié un dossier sur le transport scolaire au Québec. Enfants égarés, turbulence et intimidation entre élèves, chauffeurs vulgaires ou dangereux: la liste des problèmes identifiés et leur récurrence ont de quoi surprendre.
Plusieurs parents croient que la province est mûre pour une grande réflexion sur la qualité de ce service.
Afin de prendre le pouls du terrain, la représentante du Journal a pu accompagner Mme Girard le temps d’un après-midi. Deux circuits ont été effectués à partir de deux écoles primaires de la commission scolaire anglophone Sir-Wilfrid-Laurier dans Lanaudière.
Le premier comptait 24 élèves de l’école Pinewood, à Mascouche.
Bien que le trajet ait été plutôt tranquille, Mme Girard a dû lancer à cinq reprises au petit Logan* (nom fictif) de rester assis.
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«Il a pris ma mitaine»
C’est lors du deuxième trajet, qui partait de l’école primaire Heritage à Saint-Lin–Laurentides, que le flegme bienveillant de la conductrice est devenu évident.
«Sébastien*, regarde-moi. Je le sais que tu es capable de rester tranquille», a-t-elle dû dire à un jeune garçon déjà averti à plusieurs reprises.
Du début à la fin, 4 garçons ont dû être sommés un total de 16 fois de rester assis pendant le trajet de 45 minutes, parfois à voix haute, parfois au micro.
«Il a ôté mon chapeau», s’est plaint un élève. «Il a pris ma mitaine et l’a jetée par terre», a-t-il ajouté plus tard. «On voit ses culottes», s’est moqué un jeune.
«Hey, on ne frappe pas, les gars», a éventuellement averti Mme Girard. «On ne crache pas à terre, mon grand», a-t-elle également dû rappeler.
Curiosité en rafale
Vers la fin du trajet, une fillette assise à l’avant s’est mise à assaillir la conductrice de questions.
«Est-ce qu’il y a quelqu’un qui nettoie l’autobus? Quelle couleur est ta voiture? Pourquoi il n’y a pas de ceinture dans l’autobus?»
La conductrice lui a alors expliqué que le banc de devant est conçu pour la protéger en cas de choc. «C’est pour ça que c’est important de rester assise», a souligné Mme Girard.
Tout cela, en gardant les yeux sur une route parfois sinueuse, sans jamais hausser le ton ni sembler exaspérée. Un parcours normal, quoi!
Et le véhicule ne comptait que 17 élèves. Le maximum possible est de 72 jeunes.
Quand les enfants doivent guider le chauffeur
Alors que les automobilistes sont tous abonnés aux GPS et autres outils technologiques, les chauffeurs d’autobus scolaires n’ont bien souvent qu’une feuille de papier pour s’orienter.
Mélissa Girard connaît son trajet par cœur, tout comme le nom des élèves qui doivent débarquer à chaque arrêt. Plusieurs parents venus accueillir leur jeune l’ont saluée et remerciée chaleureusement.
Mais comme tout bon être humain, elle doit s’absenter lorsqu’elle est malade.
«Madame, pourquoi est-ce que c’était un monsieur [qui nous conduisait] l’autre jour?» questionne la jeune Olivia*. «Il fallait l’aider au début», ajoute la fillette.
Car oui, dans plusieurs régions, il arrive que des enfants d’âge primaire doivent aider un chauffeur remplaçant à s’orienter et à identifier les bons arrêts, a pu constater Le Journal à travers les centaines de plaintes examinées.
«Pris en otage»
En septembre dernier, des élèves de la même école que celle d’Olivia* sont restés pris pendant trois heures dans un autobus dont le trajet a viré au chaos.
En raison de travaux routiers, la chauffeuse était complètement perdue, au point où les enfants en panique croyaient avoir été kidnappés.
Une situation rarissime, vous dites-vous?
Pas tant que ça. Le 11 mars dernier, des élèves de Laval ont été «pris en otage» par une conductrice incapable de reculer dans un cul-de-sac. Pendant 30 minutes, elle a refusé d’avancer, klaxonnant pour que des voitures soient déplacées et refusant de laisser descendre les jeunes, même lorsque leurs parents se trouvaient à l’extérieur.
«Ça hurlait, ça criait [...] Les enfants ont vécu un traumatisme», raconte Michelle Millier, grand-mère d’un des garçons à bord.
Les autres chauffeurs n’ont pourtant jamais eu cette difficulté, ajoute Mme Millier, qui habite au même endroit depuis 47 ans.
Depuis, un nouveau conducteur a été assigné à ce circuit, indique le Centre de services scolaire (CSS) de Laval.
«Gauche-droite»
Au-delà du manque de compétence de certains conducteurs, plusieurs sont réellement laissés à eux-mêmes . Souvent, un remplaçant n’aura qu’une feuille de papier appelée «gauche-droite» pour s’orienter.
Rappelons que les commissions scolaires (CS) anglophones situées en région doivent couvrir un immense territoire. Leurs élèves fréquentent souvent une école située dans une autre ville, ce qui les rend particulièrement dépendantes des autobus jaunes dans un contexte de pénurie de conducteurs.
«Nous transportons chaque jour 80% de nos élèves, soit plus de 10 000 jeunes», indique Maxeen Jolin du service des communications de la CS Sir-Wilfrid-Laurier. «Mais chaque incident est de trop.»
*Les noms des enfants ont été changés pour des prénoms fictifs.